Nations Unies

Comité des droits de l’homme, 1er février 2024, CCPR/C/139/D/2765/2016

Article 18 (liberté de religion) - Article 22 (liberté d’association) - Article 26 (discrimination) - Article 27 (minorités religieuses)

Nations Unies CCPR/C/139/D/2765/2016
Pacte international relatif aux droits civils et politiques Distr. générale

1er février 2024

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2765/2016 * , ** , ***

Communication soumise par : Andrey Pavlenko, Oleg Kondratenko et Konstantin Baryshev (représentés par des conseils, Shane H. Brady et Victor Shipilov)
Victime(s) présumée(s) : Les auteurs
État partie : Fédération de Russie
Date de la communication : 29 février 2016 (date de la lettre initiale)
Références : Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 12 mai 2016 (non publiée sous forme de document)
Date des constatations : 24 octobre 2023
Objet : Dissolution d’une organisation religieuse locale des Témoins de Jéhovah en raison de la distribution de publications interdites eu égard à leur caractère extrémiste
Question(s) de procédure : Épuisement des recours internes ; fondement des griefs ; recevabilité ratione personae
Question(s) de fond : Traitement cruel, inhumain ou dégradant ; liberté de pensée, de conscience et de religion ; liberté d’association ; discrimination fondée sur la religion ; droits des minorités
Article(s) du Pacte : 7, 18 (par. 1 et 3), 22 (par. 1 et 2), 26 et 27
Article(s) du Protocole facultatif 1, 2, 3 et 5 (par. 2 a) et b))

1.1Les auteurs de la communication sont Andrey Pavlenko, Oleg Kondratenko et Konstantin Baryshev, de nationalité russe, nés respectivement en 1962, 1964 et 1971. Ils affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent des articles 7, 18 (par. 1 et 3), 22 (par. 1 et 2), 26 et 27 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er janvier 1992. Les auteurs sont représentés par des conseils.

1.2Le 19 avril 2016, les auteurs ont saisi le Comité d’une demande de mesures provisoires prévues à l’article 94 de son règlement intérieur, dans laquelle ils l’ont prié de demander la suspension de la dissolution du Centre administratif des Témoins de Jéhovah et de toutes les organisations religieuses locales des Témoins de Jéhovah en Fédération de Russie. Le 2 mai 2016, les Rapporteurs spéciaux chargés des nouvelles communications et des mesures provisoires ont décidé de ne pas accéder à la demande des auteurs.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs sont des Témoins de Jéhovah. Ils étaient membres du comité (conseil d’administration) de l’organisation religieuse locale des Témoins de Jéhovah de la ville d’Abinsk. L’organisation, enregistrée le 22 novembre 1999, comptait 11 membres. M. Pavlenko était le président de l’organisation et a participé personnellement à toutes les procédures engagées devant les juridictions nationales.

2.2À Abinsk, le 6 décembre 2012, un juge de paix a déclaré S., Témoin de Jéhovah, coupable d’une infraction réprimée par l’article 20.29 du Code des infractions administratives, à savoir la distribution en masse de textes religieux à caractère extrémiste. Il avait été accusé d’avoir donné un exemplaire du livre L ’ humanité à la recherche de Dieu et un exemplaire du livre Qu ’ enseigne réellement la Bible ? Il avait été membre de l’organisation religieuse locale d’Abinsk, mais l’avait quittée le 6 mai 2010. Ces deux livres avaient été qualifiés d’extrémistes dans une décision du tribunal provincial de Rostov du 11 septembre 2009.

2.3Le 20 février 2013, le procureur du district Abinsk a adressé un avertissement écrit à M. Pavlenko en sa qualité de président de l’organisation religieuse locale d’Abinsk, compte tenu de la condamnation administrative de S. Le 11 mars 2013, l’organisation a transmis au procureur une réponse écrite, dans laquelle elle expliquait que S. n’était plus membre de l’organisation depuis mai 2010 et que ses activités n’avaient rien d’extrémiste.

2.4Le 10 octobre 2013, B., un autre Témoin de Jéhovah, a été déclaré coupable d’une infraction réprimée par l’article 20.29 du Code des infractions administratives, à savoir la distribution en masse de textes religieux à caractère extrémiste. Il avait été accusé d’avoir donné un exemplaire du livre Qu ’ enseigne réellement la Bible ? et un exemplaire du livre La Bible : Parole de Dieu ou des hommes ?. Il avait été membre de l’organisation religieuse locale d’Abinsk, mais l’avait quittée le 15 juin 2013.

2.5Le 1er décembre 2014, le Bureau du procureur du territoire de Krasnodar a déposé une demande tendant à faire reconnaître l’organisation religieuse locale d’Abinsk en tant qu’organisation extrémiste et à la faire dissoudre en vertu de la loi fédérale no 114-FZ du 25 juillet 2002 sur la lutte contre les activités extrémistes. La demande faisait suite aux déclarations de culpabilité de S. et de B. pour infraction administrative. Le 25 décembre 2014, M. Pavlenko a formé opposition auprès du tribunal territorial de Krasnodar. Le 4 mars 2015, le tribunal a fait droit à la demande du procureur et a prononcé la dissolution de l’organisation et la confiscation de ses biens, au motif que, si S. et B. n’étaient plus membres de l’assemblée générale de l’organisation, ils étaient toujours membres de l’organisation elle‑même. Le 9 avril 2015, l’organisation a formé un recours auprès de la Cour suprême de la Fédération de Russie, dans lequel elle a affirmé que S. et B. n’étaient pas membres de l’organisation au moment de leur déclaration de culpabilité pour infraction administrative et que la décision de dissoudre l’organisation était disproportionnée et discriminatoire et exposait les membres de l’organisation à un traitement inhumain et dégradant, car ceux-ci risquaient de faire l’objet de poursuites pénales s’ils manifestaient pacifiquement leurs convictions religieuses. Le 5 août 2015, la Cour suprême a confirmé la décision du tribunal. Les livres n’ont pas été mentionnés dans le compte rendu d’audience, n’ont pas été évoqués par les parties à l’audience et n’ont pas été examinés ou pris en considération par le tribunal ou la Cour suprême. L’arrêt ne donnait pas les motifs que la Cour avait retenus pour conclure que les trois livres auraient attisé la discorde religieuse ou compromis la paix sociale et la sécurité du grand public. M. Pavlenko, en sa qualité de président de l’organisation, a déposé une demande de réexamen aux fins de contrôle, qui a été rejetée par la Cour suprême le 17 décembre 2015.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que, compte tenu de la dissolution de l’organisation religieuse locale d’Abinsk, ils s’exposent à des sanctions administratives ou à des poursuites pénales, s’ils décident de célébrer des services religieux. Ils avancent que la décision de déclarer l’organisation extrémiste est en soi un traitement dégradant. Les décisions judiciaires, dans lesquelles leurs convictions religieuses ont été assimilées à des activités criminelles dignes d’organisations criminelles, ont eu pour effet de les humilier publiquement, de les stigmatiser, de les déshonorer et de les plonger dans l’angoisse. Ils soutiennent donc que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent de l’article 7 du Pacte.

3.2Les auteurs affirment que les droits qu’ils tiennent des articles 18 (par. 1 et 3) et 22 (par. 1 et 2) ont été violés en raison de la dissolution de leur organisation religieuse. Ils soutiennent que la dissolution de l’organisation n’était pas fondée en droit, renvoient aux observations finales concernant le septième rapport périodique de la Fédération de Russie et avancent que la définition de l’« extrémisme » énoncée à l’article premier de la loi sur la lutte contre les activités extrémistes est si nébuleuse qu’elle pourrait s’appliquer à toutes les activités religieuses et à tous les discours religieux, aussi pacifiques soient-ils. Ils contestent que l’un quelconque des trois livres distribués par S. et B. soit extrémiste. Ces trois livres sont distribués par les Témoins de Jéhovah dans le monde entier et ne comportent aucun appel à la violence ni aucune incitation à la violence. Les auteurs ne voient pas quel objectif légitime l’État partie poursuivait en dissolvant l’organisation au motif que quatre exemplaires de ces livres auraient été distribués. En outre, cette mesure était la plus sévère que le tribunal territorial de Krasnodar pouvait prononcer et n’était pas proportionnée à l’objectif poursuivi. S. et B. ont été chacun condamné à une amende de 3 000 roubles, ce qui était une sanction relativement légère au regard de l’infraction, mais l’organisation s’est vu infliger la sanction maximale, à savoir la dissolution.

3.3Les auteurs affirment que les droits qu’ils tiennent de l’article 26 du Pacte ont été violés, car ils sont traités différemment des membres de l’Église orthodoxe russe, sans que cette différence de traitement soit justifiée par des motifs raisonnables et objectifs. L’Église orthodoxe russe ne connaît pas le déshonneur et l’humiliation de voir une de ses organisations religieuses qualifiée d’extrémiste (ce qui est ni plus ni moins un synonyme de criminelle) au seul motif que ses publications religieuses comportent des commentaires relatifs à des sujets religieux que d’aucuns pourraient considérer comme étant négatifs ou critiques. En outre, les auteurs ont été traités comme s’ils étaient membres d’une organisation criminelle, alors que leurs actions et leurs publications sont tout à fait pacifiques. Rien dans les publications religieuses des Témoins de Jéhovah ne constitue un appel à la violence ou une incitation à la violence ou à la haine religieuse.

3.4Les auteurs allèguent une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 27 du Pacte, car les Témoins de Jéhovah sont une minorité religieuse en Fédération de Russie. Les décisions des juridictions nationales par lesquelles certaines publications religieuses des Témoins de Jéhovah ont été déclarées extrémistes entravent le droit des membres de cette minorité à pratiquer leur propre religion. De plus, ces derniers sont à présent exposés à un risque élevé de se voir infliger des sanctions pénales et administratives s’ils utilisent ces publications dans le cadre du culte individuel ou collectif, c’est-à-dire célébré avec leurs coreligionnaires.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 15 juillet 2016, l’État partie a présenté ses observations et a demandé au Comité de déclarer la communication irrecevable au regard des articles 1, 2, 3 et 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif.

4.2L’État partie affirme que les auteurs invoquent une violation des articles 18 et 22 du Pacte dont l’organisation religieuse locale d’Abinsk, et non eux-mêmes, aurait été victime. Cette partie de la communication devrait être déclarée irrecevable, car les auteurs n’ont pas la qualité de victime.

4.3En ce qui concerne les griefs soulevés au titre de l’article 26 du Pacte, l’État partie soutient que les dispositions de la loi sur la lutte contre les activités extrémistes s’appliquent à toutes les associations publiques ou religieuses, sans distinction de confession. Les auteurs n’ont pas démontré que le traitement de l’organisation religieuse locale des Témoins de Jéhovah d’Abinsk, en l’occurrence sa dissolution par décision de justice, est différent de celui d’autres organisations se trouvant dans une situation comparable. Par conséquent, cette partie de la communication des auteurs devrait être déclarée irrecevable pour défaut de fondement.

4.4L’État partie estime qu’on ne peut considérer que les allégations des auteurs selon lesquelles ils pourraient faire l’objet de poursuites administratives ou pénales relèvent de l’article 7 du Pacte. Cette partie de la communication devrait être déclarée irrecevable en ce qu’elle constitue un abus du droit de présenter une communication.

4.5Par ailleurs, l’État partie fait savoir au Comité que, le 6 mars 2014, la Cour européenne des droits de l’homme a communiqué à la Fédération de Russie la requête déposée par l’organisation religieuse locale de Taganrog et d’autres organisations. La requête portait sur les décisions des juridictions russes de déclarer extrémistes les livres Qu ’ enseigne réellement la Bible ?, L ’ humanité à la recherche de Dieu et La Bible : Parole de Dieu ou des hommes ? Selon l’État partie, la communication à l’examen porte sur un sujet directement lié à la requête dont la Cour européenne est saisie. Par conséquent, la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 7 novembre 2016, les auteurs ont fait parvenir leurs commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité.

5.2Les auteurs soutiennent, en ce qui concerne l’argument selon lequel ils n’ont pas la qualité de victime de la violation des articles 18 et 22 du Pacte qu’ils dénoncent, que le droit de manifester pacifiquement ses convictions religieuses en commun est un élément fondamental de la liberté de religion et de la liberté d’association. Le Comité a affirmé à maintes reprises que les droits reconnus par la législation nationale aux organisations religieuses enregistrées relèvent du droit de chaque croyant de manifester ses convictions.

5.3Les auteurs avancent que, dans son arrêt, la Cour suprême a admis que la décision de dissoudre l’organisation religieuse locale restreignait les droits de ses 11 membres de pratiquer leur religion et de répandre leur foi en commun, de satisfaire leurs besoins spirituels, de célébrer le culte, seul ou en groupe, dans le respect des Saintes Écritures (autrement dit la Bible), de faire connaître à autrui les enseignements, les principes et les préceptes des Saintes Écritures ; d’enseigner la religion et de dispenser une instruction religieuse, et d’appuyer les activités des Témoins de Jéhovah. Les auteurs sont donc directement touchés par la décision de dissoudre l’organisation.

5.4L’État partie ne conteste pas que l’Église orthodoxe russe, bien qu’elle soit elle aussi constituée en tant qu’organisation religieuse enregistrée, ne subit pas le déshonneur de voir les convictions et les pratiques religieuses de ses membres faire l’objet d’attaques permanentes et coordonnées de la part des représentants de l’État. Les griefs tirés de l’article 26 du Pacte sont dûment fondés.

5.5Les auteurs affirment que l’article 7 du Pacte concerne non seulement des actes qui provoquent une douleur physique, mais aussi des actes qui infligent une souffrance mentale. Or, les décisions judiciaires, dans lesquelles leurs convictions religieuses ont été assimilées à des activités criminelles dignes d’organisations criminelles, ont eu pour effet de les humilier publiquement, de les stigmatiser, de les déshonorer et de les plonger dans l’angoisse. Les auteurs estiment donc que le grief qu’ils tirent de l’article 7 du Pacte est bien fondé. Rappelant la condamnation des Témoins de Jéhovah de Taganrog, ils déclarent que la menace d’une condamnation leur inspire « des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir » et partant à violer l’interdiction des traitements dégradants.

5.6En réponse à l’argument de l’État partie selon lequel le même grief a été soumis à la Cour européenne des droits de l’homme, les auteurs expliquent que la requête déposée par l’organisation religieuse locale de Taganrog et d’autres organisations porte sur des questions similaires, mais ne concerne pas les mêmes parties ni la même affaire. Ni les auteurs ni l’organisation religieuse locale d’Abinsk n’ont saisi cette Cour.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Le 17 novembre 2016, l’État partie a soumis ses observations sur le fond de la communication. Il renvoie à l’article 6 de la loi fédérale no 125-FZ du 26 septembre 1997 sur la liberté de conscience et les associations religieuses, qui dispose que les associations religieuses peuvent être créées sous la forme de groupes religieux, qui sont dispensés d’enregistrement, ou d’organisations religieuses. Un groupe religieux est une association librement consentie de personnes qui est créée afin de permettre à celles-ci de prêcher et de répandre la foi collectivement et qui exerce ses activités sans être enregistrée auprès de l’État et sans être dotée de la capacité juridique d’une personne morale. Les groupes religieux ont le droit de célébrer des services religieux et d’autres cérémonies et rites religieux, ainsi que de dispenser une instruction et un enseignement religieux à leurs adeptes. Rien n’empêche les représentants d’organisations dissoutes de se constituer en groupe religieux pour pratiquer leur religion.

6.2L’État partie affirme que la dissolution de l’organisation religieuse locale d’Abinsk était conforme au droit interne. Il se réfère à la loi sur la lutte contre les activités extrémistes, qui qualifie d’activité extrémiste la détention et la distribution en masse de textes interdits en raison de leur caractère extrémiste. Selon l’article 17 de la loi sur la liberté de conscience et les associations religieuses, une organisation religieuse peut être dissoute pour les motifs énoncés dans la loi sur la lutte contre les activités extrémistes. D’après l’article 7 de cette dernière, si les autorités détectent qu’une organisation religieuse ou l’une de ses entités s’adonne à des activités extrémistes, un avertissement écrit lui est adressé. Si, dans les douze mois suivant le jour de la notification de l’avertissement, de nouveaux faits laissant penser que l’organisation se livre à des activités extrémistes sont mis au jour, celle-ci encourt la dissolution.

6.3L’État partie donne des éclaircissements sur la procédure suivie en droit interne pour qualifier une publication d’extrémiste. Conformément à l’article 14 de la loi sur la lutte contre les activités extrémistes, une juridiction fédérale détermine la nature de la publication à l’endroit où celle-ci a été découverte ou diffusée ou à l’endroit où est sise l’organisation qui l’a publiée. Dans son avis no 1053-O du 2 juillet 2013, la Cour constitutionnelle a déclaré que sont qualifiés d’extrémistes les documents d’information reconnus comme enfreignant les interdictions prévues dans la législation visant à lutter contre l’extrémisme. De ce seul fait, ces documents représentent une menace réelle pour les droits et libertés de la personne et du citoyen, les fondements de l’ordre constitutionnel ainsi que l’intégrité et la sûreté de la Fédération de Russie.

6.4L’État partie explique les motifs de la décision du tribunal territorial de Krasnodar que les auteurs ont mentionnée (voir par. 2.2 à 2.5 supra). Le tribunal a constaté que les livres distribués par S. et B. figuraient sur la liste fédérale des contenus jugés extrémistes par la justice. Conformément à l’article 61 (par. 2) du Code de procédure civile, une fois établi, ce fait ne pouvait être contesté.

6.5Les juridictions poursuivaient l’objectif légitime de protéger les droits et les libertés de l’homme et les fondements de l’ordre constitutionnel, lorsqu’elles ont examiné l’affaire concernant l’organisation religieuse locale d’Abinsk. Elles ont jugé que les documents extrémistes portaient atteinte à la dignité humaine de par leur positionnement à l’égard de la religion, contenaient des éléments de propagande concernant la primauté d’une religion sur une autre, offensaient les sentiments religieux, attisaient le conflit interreligieux, constituaient une menace réelle pour la paix et la sécurité sociales et une menace particulière pour la Fédération de Russie qui, en tant qu’État laïque et respectueux du pluralisme religieux, garantissait la liberté de pratiquer n’importe quelle religion ou de ne pas en pratiquer du tout. L’État partie estime que la dissolution de l’organisation était proportionnée à l’objectif légitime poursuivi. Les juridictions ont considéré que l’organisation se livrait sciemment à des activités extrémistes, qu’elle a tenté de dissimuler et qui n’ont pas cessé après l’avertissement. Elles ont apprécié la proportionnalité, en mettant en regard l’objectif poursuivi et le faible nombre de membres de l’organisation concernés (11 au moment des faits). Ceux-ci pouvaient continuer à pratiquer leur religion, à condition de ne pas participer à la diffusion de textes à caractère extrémiste et de ne pas mettre en péril les droits et libertés d’autrui.

6.6En réponse à l’allégation des auteurs selon laquelle S. et B. n’étaient pas membres de l’organisation religieuse locale lorsqu’ils ont été reconnus coupables d’avoir distribué les livres, l’État fait observer que les juridictions ont conclu qu’ils avaient agi comme s’ils en étaient membres. Par leurs actions, ils entendaient aider l’organisation à atteindre ses objectifs.

6.7La Cour suprême a consulté le registre officiel unique des personnes morales, selon lequel, à la date de l’enregistrement de l’organisation religieuse locale d’Abinsk, à savoir le 22 novembre 1999, S. et B. étaient membres du comité de l’organisation. Selon l’État partie, en vertu des dispositions de la loi sur la liberté de conscience et les associations religieuses, une organisation religieuse doit informer l’autorité chargée de l’enregistrement de tout changement intervenu dans ses effectifs dans un délai de trois jours. Les auteurs n’ont pas produit de documents attestant que S. et B. ont été exclus de l’organisation. L’État partie indique que les organisations des Témoins de Jéhovah font une distinction entre l’appartenance à l’organisation et l’appartenance à son assemblée générale, autrement dit son organe directeur. Les auteurs ont soumis au tribunal de première instance les procès-verbaux des réunions de l’assemblée générale du 6 mai 2010 et du 16 juin 2013 indiquant que S. et B. n’étaient plus membres de l’assemblée générale. Le tribunal n’a pas retenu ces éléments de preuve, car leur date d’établissement était sujette à caution et, surtout, ceux-ci avaient été soumis au Ministère de la justice du territoire de Krasnodar, non pas en 2010 et en 2013, mais seulement après la condamnation administrative de S. et de B. L’État partie fait observer que B. a reconnu devant le juge de paix qu’il était membre de l’organisation. Selon la loi sur la lutte contre les activités extrémistes, l’organisation est responsable des activités extrémistes de ses membres.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Dans leur réponse du 25 janvier 2017, les auteurs avancent que l’État partie n’a pas contesté les faits suivants : a) ni l’organisation religieuse locale d’Abinsk ni aucun de ses 11 membres ne se livraient à des activités extrémistes et l’organisation a été dissoute uniquement en raison de la condamnation administrative de deux anciens membres ; b) S. et B. ont quitté l’organisation respectivement le 6 mai 2010 et le 15 juin 2013 ; c) les livres litigieux ne comportaient aucun appel à la violence et aucune incitation à la violence, comme l’État partie l’a admis dans la réponse qu’il a donnée à la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Taganrog LRO and others v . Russia ; d) l’organisation tenait ses membres régulièrement informés de l’ajout de publications à la liste fédérale des contenus extrémistes et les Témoins de Jéhovah ont interdit la distribution des livres litigieux en Fédération de Russie à la suite de la décision de 2009 du tribunal provincial de Rostov.

7.2Les auteurs rappellent leur grief initial, à savoir que la définition du terme « extrémiste » qui figure dans la législation russe est trop vague et que les sanctions prises sur le fondement de cette définition ne peuvent être considérées comme étant prévues par la loi.

7.3Ils insistent sur le fait que S. et B. n’étaient pas membres de l’organisation religieuse locale au moment des faits et produisent une copie d’une réponse que le Ministère de la justice a donnée à une organisation religieuse locale de Teïkovo, dans laquelle celui-ci indiquait que seules les organisations à but non lucratif, dont les organisations religieuses ne font pas partie, peuvent demander à faire modifier la liste de leurs membres fondateurs. Par conséquent, les procès-verbaux produits par l’organisation devant le tribunal suffisent à prouver que S. et B. avaient cessé d’en être membres bien avant les événements en question. L’organisation n’est donc pas juridiquement responsable de leurs actes.

7.4Les auteurs maintiennent leurs griefs initiaux selon lesquels la dissolution de leur organisation religieuse locale était disproportionnée et ne poursuivait aucun objectif légitime.

Observations complémentaires

De l’État partie

8.1Le 14 septembre 2017, l’État partie a soumis des observations complémentaires. Il soutient que, contrairement à ce que les auteurs ont conclu, les juridictions ont jugé que l’organisation religieuse locale elle-même − et non S. et B. − s’était rendue coupable d’activités extrémistes. En ce qui concerne le commentaire des auteurs selon lequel il est convenu que les livres distribués ne comportent aucun appel à la violence et aucune incitation à la violence, il avance qu’en l’espèce les juridictions n’ont pas évalué les livres, car ils avaient déjà été jugés extrémistes dans des décisions de justice antérieures. Il est loisible aux auteurs de saisir la justice pour contester ces décisions. Enfin, l’État partie affirme que les auteurs n’ont pas expliqué, dans le cadre de la procédure interne, que l’organisation tenait ses membres informés de l’ajout de publications à la liste fédérale des contenus extrémistes, de sorte que les juridictions n’ont pas examiné cet argument.

8.2L’État partie rappelle que les juridictions nationales ont conclu que S. et B. étaient toujours membres de l’organisation religieuse locale. Par ailleurs, il considère que les auteurs font une interprétation erronée de la lettre du Ministère de la justice, dont ils ont produit une copie, et de la législation applicable. Alors que les organisations à but non lucratif ne peuvent pas modifier la liste de leurs membres fondateurs, les organisations religieuses sont tenues de notifier tout changement à l’autorité d’enregistrement dans un délai de trois jours. Les juridictions nationales ont jugé que l’affirmation des auteurs selon laquelle S. et B. n’étaient pas membres de l’organisation au moment des faits n’était pas étayée. L’État partie répète les autres arguments qu’il a présentés dans ses observations initiales sur le fond.

Des auteurs

8.3Dans leur réponse en date du 27 novembre 2017, les auteurs réaffirment leurs arguments initiaux et contestent les affirmations de l’État partie. En outre, ils maintiennent que, dans la lettre que le Ministère de la justice a envoyée à l’organisation religieuse locale de Teïkovo (voir par. 7.3 et 8.2 supra), il est clairement indiqué que seules les organisations à but non lucratif − et non les organisations religieuses − peuvent modifier la liste des membres fondateurs après l’enregistrement. Ils ajoutent que, devant les juridictions nationales, ils ont produit des pièces pour démontrer qu’ils informaient régulièrement leurs membres des mises à jour de la liste fédérale des contenus extrémistes, mais que les juridictions n’en ont pas tenu compte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

9.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel le même grief a été soulevé devant la Cour européenne des droits de l’homme par l’organisation religieuse locale de Taganrog et d’autres organisations. Il constate cependant que, comme l’affirment les auteurs de la communication à l’examen, la requête soumise à la Cour concernait des personnes et des faits différents et que les auteurs n’ont pas saisi cette Cour. Par conséquent, les dispositions de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

9.3Le Comité note qu’en l’espèce les auteurs disent avoir épuisé tous les recours internes disponibles et que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication. En conséquence, il considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

9.4Le Comité note qu’en l’espèce l’État partie conteste la recevabilité de la communication en ce qui concerne les griefs tirés des articles 18 et 22 du Pacte, au motif que les auteurs n’ont pas la qualité de victime étant donné que la victime des violations alléguées était l’organisation religieuse dissoute. Il constate, toutefois, que les auteurs soumettent la communication à titre personnel et ne revendiquent pas de droits pour leur organisation en tant que personne morale. Il constate également que les auteurs affirment que la dissolution de leur organisation religieuse a porté atteinte à leurs droits individuels. Dans les circonstances de l’espèce, et compte tenu des observations faites par les parties, le Comité considère que les auteurs ont qualité pour agir au titre de l’article premier du Protocole facultatif.

9.5De plus, le Comité relève que seul M. Pavlenko, en sa qualité de président de l’organisation religieuse locale d’Abinsk, a pris part à la procédure interne menée au nom de l’organisation. Les deux autres auteurs, à savoir M. Kondratenko et M. Baryshev, n’ont jamais été parties à la procédure interne. Le Comité conclut donc que M. Kondratenko et M. Baryshev n’ont pas épuisé les voies de recours internes, comme l’exige l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, et que, partant, leurs griefs au regard du Pacte sont irrecevables. Par conséquent, il n’examinera la communication qu’en ce qui concerne M. Pavlenko.

9.6Le Comité prend note de l’affirmation de M. Pavlenko selon laquelle, s’il poursuit ses activités religieuses après la dissolution de l’organisation religieuse locale d’Abinsk, il risque de faire l’objet de poursuites administratives ou pénales en raison de ces activités, ce qui est constitutif d’un traitement contraire à l’article 7 du Pacte. M. Pavlenko avance que la décision de déclarer l’organisation extrémiste est en soi un traitement dégradant. Le Comité fait observer, à cet égard, que l’article 7 a pour but de protéger l’intégrité physique et mentale de l’individu. Bien que la « torture » ne soit pas clairement définie dans le Pacte, les éléments invoqués par M. Pavlenko ne relèvent pas de l’interprétation que le Comité fait de la torture et des mauvais traitements. Faute d’autres renseignements sur ce point dans le dossier, le Comité conclut que les griefs que M. Pavlenko tire de l’article 7 ne sont pas suffisamment étayés et sont donc irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.7Le Comité estime que M. Pavlenko a suffisamment étayé les griefs qu’il tire des articles 18 (par. 1 et 3), 22 (par. 1 et 2), 26 et 27 du Pacte aux fins de la recevabilité de la communication et passe à leur examen au fond.

Examen au fond

10.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

10.2Le Comité prend note du grief que M. Pavlenko tire des articles 18 (par. 1 et 3) du Pacte selon lequel la décision de qualifier l’organisation religieuse locale d’Abinsk d’extrémiste, de la dissoudre et de confisquer ses biens, au motif qu’elle avait distribué quelques exemplaires de livres qualifiés d’extrémistes par l’État partie, a violé son droit de manifester ses convictions religieuses en commun. Il note également que M. Pavlenko affirme que la dissolution de l’organisation a été prononcée au motif que deux de ses anciens membres, à savoir S. et B., distribuaient des textes interdits. En outre, il constate que la question de savoir si S. et B. étaient membres de l’organisation au moment des faits constitue un point de désaccord entre les parties. Il estime que la dissolution de l’organisation est la raison d’être de la communication présentée par M. Pavlenko. Il n’est pas nécessaire que le Comité détermine si S. et B. étaient membres de l’organisation au moment des faits, car les juridictions nationales ont considéré qu’ils l’étaient et ont pris la décision de dissoudre l’organisation sur cette base.

10.3Le Comité renvoie à son observation générale no 22 (1993) sur la liberté de pensée, de conscience et de religion, et rappelle que l’article 18 n’autorise aucune restriction quelle qu’elle soit à la liberté de pensée et de conscience ou à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix (par. 3). En revanche, la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre, de la santé ou de la moralité publics ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui (par. 8). Le Comité prend note de l’argument de M. Pavlenko selon lequel la restriction de ses droits n’était pas prévue par la loi (voir par. 3.2 supra). Il prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel l’organisation religieuse locale d’Abinsk a été dissoute conformément à la loi sur la lutte contre les activités extrémistes, au motif que deux de ses membres avaient distribué en masse des textes à caractère extrémiste qui étaient interdits. Il note en outre que l’État partie renvoie au raisonnement des juridictions nationales, selon lesquelles les textes en question contenaient des éléments de propagande concernant la primauté d’une religion sur une autre, ce qui offensait les sensibilités religieuses et attisait les conflits interreligieux, et constituaient une menace pour l’État partie, qui était laïque et respectueux du pluralisme religieux. Il doit s’assurer que les arguments de l’État partie rentrent dans le cadre des restrictions énoncées à l’article 18 (par. 3) du Pacte.

10.4En ce qui concerne le premier critère énoncé à l’article 18 (par. 3) du Pacte, à savoir que la restriction soit prévue par la loi, le Comité note que la loi sur la lutte contre les activités extrémistes donne une définition vague et non limitative des « activités extrémistes », qui ne suppose pas la présence d’un élément de violence ou de haine. Il note également que la loi ne prévoit pas de critères clairs et précis au regard desquels des contenus peuvent être qualifiés d’extrémistes. En outre, il note que, d’après les juridictions nationales, les livres distribués par les membres de l’organisation religieuse locale d’Abinsk représentaient une menace pour les droits et libertés d’autrui ainsi que l’État, portaient atteinte à la dignité humaine de par leur positionnement à l’égard de la religion, contenaient des éléments de propagande concernant la primauté d’une religion sur une autre, attisaient la discorde religieuse et constituaient une menace pour la Fédération de Russie, qui était un État laïque et respectueux du pluralisme religieux (voir supra par. 6.5). Les juridictions ont donc conclu que l’organisation elle-même se livrait à des activités extrémistes et ont prononcé sa dissolution.

10.5Le Comité constate que l’État partie n’a pas précisé quels propos figurant dans les publications avaient amené les juridictions nationales à conclure que celles-ci étaient offensantes et constituaient une menace pour les droits d’autrui et l’État. Il fait observer qu’un État laïque et respectueux du pluralisme religieux devrait permettre à toute organisation religieuse de coexister pacifiquement et dans des conditions d’égalité avec toutes les autres organisations religieuses, tout en étant libre de rester fidèle à ses croyances et doctrines, même si celles-ci peuvent être offensantes pour autrui. Il renvoie à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il a précisé que les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte, sauf dans les circonstances spécifiques envisagées à l’article 20 (par. 2) du Pacte. Ces interdictions doivent en outre respecter les conditions strictes énoncées à l’article 19 (par. 3), et les articles 2, 5, 17, 18 et 26. Ainsi, par exemple, il ne serait pas acceptable que ces lois établissent une discrimination en faveur ou à l’encontre d’une ou de certaines religions ou d’un ou de certains systèmes de croyance ou de leurs adeptes, ou des croyants par rapport aux non-croyants. Il ne serait pas non plus acceptable que ces interdictions servent à empêcher ou à réprimer la critique des dirigeants religieux ou le commentaire de la doctrine religieuse et des dogmes d’une foi. En l’espèce, l’État partie n’a pas donné d’informations qui amèneraient le Comité à considérer que l’organisation de M. Pavlenko a agi en violation de l’article 20 (par. 2) du Pacte. Sans préciser concrètement la manière dont la distribution par les membres de l’organisation religieuse locale d’Abinsk de quatre exemplaires de livres menaçait les droits d’autrui et compromettait la laïcité de l’État, les juridictions nationales ont imposé la sanction la plus sévère qui soit, à savoir la dissolution de l’organisation. Au vu de ce qui précède, le Comité ne saurait conclure que la loi et son application par les juridictions nationales constituaient un fondement juridique valable pour la restriction. Le Comité considère qu’en se contentant d’invoquer de manière générale la protection des droits d’autrui et de l’État, sans expliquer comment ces droits ont été violés, l’État n’a pas respecté les critères énoncés à l’article 18 (par. 3) du Pacte.

10.6Le Comité prend note de l’allégation de M. Pavlenko selon laquelle la dissolution de l’organisation religieuse locale d’Abinsk l’a privé des droits dont jouissent les membres d’une organisation religieuse enregistrée. Il note également que l’État partie affirme que M. Pavlenko pouvait devenir membre d’un groupe religieux et continuer à pratiquer sa religion sans mener des activités extrémistes (voir par. 6.1 et 6.5 supra). Cela étant, il relève qu’un groupe religieux, aux termes de la législation de l’État partie, est une association librement consentie de coreligionnaires qui n’a pas le statut de personne morale. Selon M. Pavlenko, le statut d’organisation enregistrée confère à la communauté religieuse tout un éventail de droits, tels que les droits de posséder et de louer des biens, de détenir des comptes bancaires, d’assurer la protection judiciaire de la communauté, d’établir des lieux de culte, de célébrer des services religieux dans des lieux accessibles au public et de produire, d’acquérir et de distribuer des textes religieux. Le Comité rappelle que, parmi les pratiques propres à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction qu’il a énumérées au paragraphe 4 de son observation générale no 22 (1993), figurent la construction de lieux de culte et la préparation et la distribution de textes ou de publications de caractère religieux. Il semble que, dans la législation de l’État partie, un groupe religieux ne dispose d’aucun de ces droits. Le Comité conclut par conséquent que la dissolution de l’organisation religieuse de M. Pavlenko a privé ce dernier d’un certain nombre de droits essentiels à la libre manifestation de sa religion.

10.7Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que l’État partie a violé les droits que M. Pavlenko tient de l’article 18 (par. 1) du Pacte.

10.8Le Comité note que M. Pavlenko affirme que les droits qu’il tient de l’article 22 (par. 1) ont été violés lorsque l’organisation religieuse locale d’Abinsk a été dissoute. Il note également que l’État partie soutient que la restriction imposée à l’organisation et, par conséquent, aux droits de M. Pavlenko, était prévue par la loi, poursuivait l’objectif légitime de protéger les droits et les libertés d’autrui, la sécurité publique et la sûreté de l’État et était proportionnée à cet objectif légitime (voir par. 6.2 et 6.5 supra), étant donné que l’organisation ne comptait que 11 membres, qui pourraient encore pratiquer leur religion en commun avec d’autres dans le cadre d’un groupe religieux, lequel pourrait exercer ses activités sans être enregistré ni doté du statut de personne morale.

10.9Conformément à l’article 22 (par. 2) du Pacte, toute restriction au droit à la liberté d’association doit satisfaire aux conditions suivantes : a) elle doit être prévue par la loi ; b) elle ne peut viser que l’un des buts énoncés à l’article 22 (par. 2) ; c) elle doit être nécessaire « dans une société démocratique » à la réalisation de l’un de ces buts. La référence à une « société démocratique » dans le contexte de l’article 22 indique, de l’avis du Comité, que l’existence et le fonctionnement d’associations, y compris d’associations qui défendent pacifiquement des idées qui ne sont pas nécessairement accueillies favorablement par le Gouvernement ou la majorité de la population, constituent l’un des fondements de toute société. Le Comité estime que ses conclusions au titre de l’article 18 (par. 3) (voir par. 10.5 supra) sont valables en ce qui concerne les griefs soulevés par M. Pavlenko au titre de l’article 22 du Pacte. Il conclut donc que les dispositions légales sur lesquelles se fondait la dissolution de l’organisation religieuse locale d’Abinsk, ainsi que leur interprétation et leur application par les autorités et les juridictions nationales, ne constituaient pas un fondement juridique valable pour les restrictions et ne satisfaisaient pas aux critères énoncés à l’article 22 (par. 2) du Pacte. Il constate que les objectifs invoqués par l’État pour justifier la dissolution de l’organisation, tels que la protection des droits, des libertés et de la santé d’autrui et de l’ordre public (voir par. 6.5 supra), correspondent à ceux énoncés à l’article 22 (par. 2) du Pacte. Cependant, il note que l’État partie n’a pas précisé en quoi la distribution de quatre exemplaires de publications interdites mettait en péril les droits d’autrui et les intérêts de l’État susmentionnés au point qu’il faille recourir à une mesure aussi extrême que la dissolution de l’organisation.

10.10En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel M. Pavlenko pourrait continuer à pratiquer sa religion en commun avec d’autres personnes dans le cadre d’un groupe religieux qui n’aurait pas le statut de personne morale enregistrée, le Comité constate que, si l’État partie ne lie pas la pratique religieuse à l’enregistrement, les droits des groupes religieux non enregistrés sont limités (voir par. 10.6 supra). En outre, la décision de pratiquer une religion au sein d’un groupe ou d’une organisation religieuse enregistrée devrait appartenir à la personne concernée. Ayant constaté que la dissolution de l’organisation religieuse locale d’Abinsk n’était pas proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis (voir par. 10.6 et 10.7 supra), le Comité conclut que l’État partie a violé le droit à la liberté d’association que M. Pavlenko tient de l’article 22 (par. 1) du Pacte.

10.11Ayant conclu en l’espèce à une violation de l’article 18 (par. 1) et de l’article 22 (par. 1) du Pacte, le Comité considère qu’il a examiné les griefs que M. Pavlenko tire des articles 26 et 27 et décide de ne pas les examiner séparément.

11.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 18 (par. 1) et 22 (par. 1) du Pacte.

12.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à M. Pavlenko un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, il est tenu : a) de rouvrir la procédure interne et de réexaminer, au regard des articles 18 et 22 du Pacte, la décision du 4 mars 2015 dans laquelle le tribunal territorial de Krasnodar a prononcé la dissolution de l’organisation religieuse locale d’Abinsk et la confiscation de ses biens ; b) d’accorder à M. Pavlenko une indemnisation adéquate, dont le remboursement des frais de justice qu’il a engagés. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe

[Original : espagnol]

Opinion conjointe (partiellement dissidente) de Rodrigo A. Carazo et Carlos Gómez Martínez

1.Nous ne souscrivons pas à la conclusion formulée par le Comité en ce qui concerne les griefs de violation des articles 26 et 27 du Pacte. Après avoir conclu que les griefs tirés de ces deux articles étaient recevables et pouvaient être examinés au fond, le Comité décide de ne pas les examiner séparément, en s’appuyant sur un argument purement formel et tautologique (voir par. 10.11).

2.Les décisions du Comité doivent être dûment motivées. En l’espèce, la violation des droits des auteurs, qui sont membres d’une communauté religieuse, de ne pas subir de discrimination fondée sur la religion (art. 26) et de pratiquer leur propre religion (art. 27) est une question essentielle. Or, le Comité ne se prononce pas sur ces griefs, bien qu’il les ait jugés recevables. Il dit qu’il n’a pas besoin de le faire étant donné qu’il a déjà constaté des violations des droits à la liberté de religion (art. 18 (par.1)) et à la liberté d’association (art. 22 (par. 1)). Il ne donne aucune précision supplémentaire et ne mentionne pas le principe selon lequel la loi spéciale déroge à la loi générale.

3.Nous sommes donc d’avis qu’en l’espèce, pour répondre au grief des auteurs, le Comité aurait à tout le moins pu écrire : « Le Comité considère que les violations alléguées des articles 18 et 22 du Pacte entraînent également, en particulier, une violation du droit de ne pas faire l’objet de discrimination fondée sur la religion (art. 26) et du droit au respect des minorités religieuses (art. 27) ». Le Comité aurait donc dû conclure que ces deux droits avaient aussi été violés, au lieu de décider, comme il l’a fait, de ne pas examiner ces violations.

4.Si le Comité considérait que les griefs tirés des articles 26 et 27 étaient irrecevables pour défaut de fondement ou que les violations alléguées ne s’étaient pas produites, il aurait dû l’indiquer de manière expresse et motivée, soit en déclarant ces griefs irrecevables pour ces motifs au regard de l’article 2 du Protocole facultatif, soit en statuant, au fond, qu’il n’y avait pas eu de violation.