Nations Unies

Comité des droits de l’homme, 16 décembre 2024, CCPR/C/142/D/2935/2017

Article 18 (liberté de religion) - Article 19 (liberté d’expression) - Article 26 (discrimination) - Article 27 (minorités religieuses)

Nations Unies CCPR/C/142/D/2935/2017
Pacte international relatif aux droits civils et politiques Distr. générale

16 décembre 2024

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2935/2017 * , **

Communication soumise par : Vasilii Kalin, Robert But et Aleksandr Kreydenkov (représentés par des conseils, Shane H. Brady et Anton Omelchenko)
Victime(s) présumée(s) : Les auteurs
État partie : Fédération de Russie
Date de la communication : 20 décembre 2016 (date de la lettre initiale)
Références : Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 17 janvier 2017 (non publiée sous forme de document)
Date des constatations : 24 octobre 2024
Objet : Interdiction de la littérature religieuse
Question(s) de procédure : Épuisement des recours internes
Question(s) de fond : Liberté de religion ; liberté d’expression ; discrimination fondée sur la religion
Article(s) du Pacte : 18, 19, 26 et 27
Article(s) du Protocole facultatif 2 et 5 (par. 2 b))

1.1Les auteurs de la communication sont Vasilii Kalin, Robert But et Aleksandr Kreydenkov, nationaux de la Fédération de Russie nés respectivement en 1947, 1964 et 1969. Ils affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent des articles 18, 19, 26 et 27 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er janvier 1992. Les auteurs sont représentés par des conseils.

1.2Le 28 mars 2017, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication au regard des articles 1 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif et a demandé au Comité de se prononcer sur la recevabilité séparément du fond. Le 3 mai 2017, les auteurs ont fait part de leurs commentaires sur la demande de l’État partie. Le 31 mai 2016, le Comité, agissant par l’intermédiaire de ses rapporteurs spéciaux chargés des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé d’examiner la recevabilité de la communication en même temps que le fond.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Vasilii Kalin est le Président du Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie, l’entité religieuse nationale des Témoins de Jéhovah. Robert But et Aleksandr Kreydenkov sont des Témoins de Jéhovah qui vivent à Belgorod. Dans le cadre de ses activités religieuses, le Centre administratif importe de la littérature religieuse au nom des Témoins de Jéhovah de la Fédération de Russie aux fins de leur pratique religieuse individuelle, familiale ou collective.

2.2Le 1er décembre 2014, le Bureau du procureur de Belgorod a demandé au tribunal du district Oktiabrsky de Belgorod de déclarer extrémistes trois brochures publiées par les Témoins de Jéhovah, à savoir La vie a-t-elle été créée ?, Le Fils désire révéler le Père et Vos aliments sont-ils sûrs ?. Les brochures La vie a-t-elle été créée ? et Vos aliments sont-ils sûrs ? avaient pour but de mettre en lumière la valeur pratique de la Bible et de faciliter la discussion sur les preuves de la création. Les Témoins de Jéhovah les utilisaient pour leur étude personnelle et les distribuaient en porte à porte aux personnes intéressées dans le cadre de leurs activités d’évangélisation. La brochure Le Fils désire révéler le Père a été conçue pour guider les discussions lors des services religieux hebdomadaires.

2.3Le tribunal du district Oktiabrsky a chargé l’université d’État de Belgorod de procéder à une expertise linguistique et religieuse des trois brochures. Les experts ont été invités à donner leur avis sur la question de savoir si les brochures contenaient : a) des appels à des actions hostiles ou violentes contre des personnes d’une ethnie, d’une foi ou d’un groupe social particulier ; b) des incitations à la discorde sociale, raciale, ethnique ou religieuse ou l’apologie de l’idée selon laquelle des personnes seraient exceptionnelles, supérieures ou inférieures en raison de leur appartenance sociale, raciale, ethnique ou religieuse, de leur langue ou de leur attitude à l’égard de la religion. Dans leur rapport, daté du 16 février 2015, les experts ont conclu, entre autres choses, que les brochures ne contenaient pas d’appels à des actions hostiles ou violentes contre des personnes d’une ethnie, d’une foi ou d’un groupe social particulier.

2.4Dans sa décision du 4 mars 2015, le tribunal du district Oktiabrsky a partiellement fait droit à la demande du procureur et a déclaré que les brochures La vie a-t-elle été créée ? et Le Fils désire révéler le Père étaient extrémistes. Le tribunal a rejeté la demande du procureur concernant la brochure Vos aliments sont-ils sûrs ? en raison de défauts techniques de l’expertise. Le tribunal a reconnu qu’il n’y avait rien de répréhensible dans le texte de la brochure La vie a-t-elle été créée ?. Il a néanmoins conclu que celle-ci devait être déclarée extrémiste car, selon le rapport des experts, elle contenait une référence à la brochure Un livre pour tous, publiée par les Témoins de Jéhovah. Celle-ci avait déjà été déclarée extrémiste par les tribunaux russes. Le tribunal a conclu que la brochure Le Fils désire révéler le Père devait également être déclarée extrémiste parce que les experts estimaient que trois passages de la brochure contenaient des appels à la discorde et affirmaient l’exceptionnalité et la supériorité des membres de l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah et l’infériorité d’autres personnes au motif de leur appartenance religieuse ou de leur attitude à l’égard de la religion.

2.5À une date non précisée, le Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie a fait appel de la décision du tribunal du district Oktiabrsky auprès du tribunal régional de Belgorod. M. But et M. Kreydenkov ont introduit un recours distinct parce qu’ils n’avaient pas été autorisés à participer à la procédure de première instance en tant que parties intéressées. Le 11 juin 2015, le tribunal régional de Belgorod a confirmé la décision du tribunal du district Oktiabrsky.

2.6À une date non précisée, le Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie a formé auprès du Présidium du tribunal régional de Belgorod un recours en cassation qui a été rejeté le 8 septembre 2015. Le recours en cassation qu’il a formé auprès de la Chambre administrative de la Cour suprême a également été rejeté, par une décision à juge unique, le 25 décembre 2015.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs dénoncent une violation de l’article 18 du Pacte au motif que la décision d’interdire les deux brochures pour extrémisme a eu des effets négatifs profonds sur leur liberté de pensée, de conscience et de religion. Ces brochures figurent désormais sur la liste fédérale des contenus extrémistes et leur distribution est passible d’une sanction administrative ou pénale. Les auteurs et tous les autres Témoins de Jéhovah de la Fédération de Russie ont désormais l’interdiction d’utiliser ces brochures dans le cadre de leur pratique religieuse. Les auteurs affirment que la brochure Le Fils désire révéler le Père a été interdite non pas en raison d’actes particuliers qui auraient été commis par les Témoins de Jéhovah, mais simplement parce que les tribunaux nationaux étaient opposés à leurs croyances religieuses en matière d’excommunication. Ils soutiennent que les restrictions imposées à leur liberté de religion ne sont pas prescrites par la loi. Ils font valoir que, pour que le critère des « seules restrictions prévues par la loi » soit rempli, la loi doit être suffisamment accessible et formulée de façon suffisamment précise pour que les citoyens puissent prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences possibles d’un acte donné. Cependant, la définition de l’extrémisme énoncée à l’article premier de la loi fédérale sur la lutte contre les activités extrémistes est si nébuleuse qu’elle pourrait s’appliquer à toutes les activités religieuses et à tous les discours religieux, aussi pacifiques soient-il. Les auteurs affirment également que l’interdiction des deux brochures ne poursuivait pas un but légitime.

3.2Les auteurs dénoncent également une violation de l’article 19 du Pacte au motif que, en interdisant les deux brochures, les autorités de l’État ont porté atteinte à leur droit et à celui de tous les autres Témoins de Jéhovah de la Fédération de Russie de rechercher, de recevoir et de répandre des informations. Ils font valoir que le Comité a affirmé que les restrictions à la liberté d’opinion et à la liberté d’expression devaient répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité et que les tribunaux nationaux n’ont pas donné de raison pour laquelle il serait justifié d’interdire l’une ou l’autre brochure au motif qu’elle est extrémiste. Ils affirment que les brochures contiennent des commentaires pacifiques sur des sujets religieux et ne contiennent pas d’appel à la violence ou d’incitation à la violence ou à la haine religieuse.

3.3Les auteurs affirment en outre que les droits qu’ils tiennent de l’article 26 du Pacte ont été violés, car ils ont été traités différemment des membres de l’Église orthodoxe russe, sans que cette différence de traitement soit justifiée par des motifs raisonnables et objectifs. Ils soulignent que l’Église orthodoxe russe ne connaît pas le déshonneur et l’humiliation de voir sa littérature religieuse déclarée extrémiste sans aucune raison légale. Ils font valoir que la présente affaire doit être envisagée dans le contexte de la vague de persécutions cautionnées par l’État qui visent les Témoins de Jéhovah de la Fédération de Russie.

3.4Enfin, les auteurs dénoncent une violation de l’article 27 du Pacte au motif que les tribunaux nationaux ont déclaré que certaines de leurs publications religieuses étaient extrémistes, portant ainsi atteinte à leur droit, en tant que groupe minoritaire, de professer et de pratiquer leur religion. Ils font valoir qu’ils sont à présent exposés à un risque élevé de se voir infliger des sanctions pénales et administratives s’ils utilisent ces publications dans le cadre de leur pratique religieuse individuelle ou collective, avec leurs coreligionnaires.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 28 mars 2017, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité de la communication. Il fait valoir qu’il y a 396 organisations religieuses des Témoins de Jéhovah enregistrées dans la Fédération de Russie, à savoir le Centre administratif centralisé des Témoins de Jéhovah de Russie et 395 organisations religieuses locales. M. Kalin est le Président du Comité directeur du Centre administratif et peut agir au nom de ce dernier sans procuration. Le Centre administratif a participé en tant que partie intéressée à la procédure interne mentionnée dans la communication des auteurs, mais M. Kalin n’a pas pris part à la procédure, le Centre étant représenté par d’autres personnes. De même, M. But et M. Kreydenkov n’ont pas été invités par les juridictions internes à participer à la procédure. Les brochures mentionnées dans la communication des auteurs ont été importées dans la Fédération de Russie par le Centre administratif. M. But et M. Kreydenkov ne peuvent donc pas être considérés comme les seules victimes de la décision d’interdire les brochures La vie a-t-elle été créée ? et Le Fils désire révéler le Père. Par conséquent, les auteurs ne peuvent pas être considérés comme des victimes de la violation alléguée au sens de l’article premier du Protocole facultatif.

4.2L’État partie fait valoir que le Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie, représenté par M. But et M. Kreydenkov, a fait appel de la décision du tribunal du district Oktiabrsky devant le tribunal régional de Belgorod. Il a également soumis un recours en cassation au Présidium du tribunal régional de Belgorod et à la Cour suprême contre la décision rendue par le tribunal régional de Belgorod. Les auteurs n’ont pas introduit de recours en cassation en leur nom propre contre les décisions du tribunal du district Oktiabrsky et du tribunal régional de Belgorod. Par conséquent, ils n’ont pas épuisé tous les recours internes disponibles avant de soumettre leur communication au Comité.

4.3L’État partie fait valoir également qu’en application de l’article 323 (par. 4) du Code de procédure administrative, le Président et les Vice-Présidents de la Cour suprême ont le droit d’annuler les décisions rendues par un juge unique par lesquelles le renvoi de l’affaire pour examen par la juridiction de cassation a été refusé. Il fait valoir que ce recours interne est utile, puisqu’en 2015, sur les 145 décisions de ce type rendues dans le cadre d’affaires civiles et administratives qu’ils ont examinées, les Vice-Présidents de la Cour suprême en ont annulé 79, et que les affaires en question ont ensuite été examinées par la Chambre civile ou la Chambre administrative de la Cour suprême. En 2016, les Vice-Présidents de la Cour suprême ont également annulé 58 décisions rendues par un juge unique sur les 114 qu’ils ont examinées.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans une lettre datée du 3 mai 2017, les auteurs rejettent l’argument de l’État partie selon lequel ils ne peuvent pas être considérés comme des victimes au sens de l’article premier du Protocole facultatif. Ils font valoir que chacun d’entre eux est personnellement concerné par la décision de l’État partie de déclarer extrémistes les deux brochures religieuses et d’en interdire la distribution sur l’ensemble du territoire de l’État partie. Ils ont été privés de la possibilité d’utiliser ces brochures dans le cadre de leur pratique religieuse individuelle et de l’activité d’évangélisation qu’ils mènent en faisant du porte à porte. M. Kalin fait valoir qu’en tant que Président du Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie, qui était partie à toutes les procédures internes, il a le droit de présenter une communication devant le Comité en son nom propre et au nom du Centre administratif et de ses coreligionnaires. M. But et M. Kreydenkov indiquent qu’ils n’ont pas été autorisés par la juridiction de première instance à participer à la procédure en tant que parties intéressées comme ils en avaient fait la demande, et qu’ils ont ensuite contesté la décision rendue par cette juridiction le 4 mars 2015 devant la juridiction d’appel. Ils soutiennent que la décision d’interdire les deux brochures a directement porté atteinte à leurs droits en tant que Témoins de Jéhovah, puisqu’il leur est interdit d’utiliser les brochures dans le cadre de leur pratique religieuse, sous peine de poursuites pénales et administratives. Ils soutiennent également que la jurisprudence du Comité va dans leur sens et qu’ils ont la qualité de victime en ce qui concerne la présente communication.

5.2En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, les auteurs font observer que l’État partie affirme qu’ils devraient épuiser des voies de recours extraordinaires en soumettant des demandes de réexamen aux fins de contrôle au Présidium de la Cour suprême. Ils font valoir qu’il ressort de la jurisprudence du Comité qu’un tel réexamen ne peut être considéré comme un recours utile. Ils font également valoir que la Cour européenne des droits de l’homme a elle aussi examiné la procédure de réexamen aux fins de contrôle prévue par le Code de procédure civile et le Code de procédure administrative et qu’elle a systématiquement conclu qu’elle ne constituait pas un recours utile.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Le 14 juillet 2017, l’État partie a soumis ses observations sur le fond de la communication. Il soutient que la décision du tribunal du district Oktiabrsky de déclarer extrémistes les deux brochures était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique. Il fait valoir que l’article premier de la loi fédérale sur la lutte contre les activités extrémistes définit l’extrémisme comme, entre autres, l’incitation à la discorde sociale, raciale, ethnique ou religieuse ; l’apologie de l’idée selon laquelle des personnes seraient exceptionnelles, supérieures ou inférieures en raison de leur appartenance sociale, raciale, ethnique ou religieuse, de leur langue ou de leur attitude à l’égard de la religion ; et la distribution massive de contenus réputés extrémistes, leur production ou leur stockage en vue d’une distribution massive. L’État partie souligne que le tribunal du district Oktiabrsky a ordonné une expertise religieuse linguistique à la demande du Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie, et qu’un représentant du groupe d’experts a été interrogé à l’audience. Se fondant sur l’évaluation des experts, le tribunal a conclu que la brochure Le Fils désire révéler le Père contenait des appels à la discorde et affirmait l’exceptionnalité et la supériorité des membres de l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah et l’infériorité d’autres personnes au motif de leur appartenance religieuse ou de leur attitude à l’égard de la religion.

6.2L’État partie fait valoir que, compte tenu des circonstances de l’espèce, il serait difficile de soutenir que les faits établis par le tribunal du district Oktiabrsky constituent des actions pacifiques qui devraient bénéficier d’une protection judiciaire au titre des principes et règles généralement reconnus du droit international et des traités internationaux signés par l’État partie. Ainsi, en application des dispositions de la loi fédérale sur la lutte contre les activités extrémistes, le tribunal du district Oktiabrsky a déclaré que les brochures Le Fils désire révéler le Père et La vie a-t-elle été créée ? étaient extrémistes afin de protéger les droits et libertés d’autrui et les fondements du système constitutionnel et d’assurer l’intégrité et la sécurité de l’État. Le tribunal a également établi que la page 28 de la brochure La vie a ‑ t-elle été créée ? faisait référence à une autre brochure, Un livre pour tous, également publiée par les Témoins de Jéhovah, qui avait été ajoutée à la liste fédérale des contenus extrémistes par le Ministère de la justice en application d’une décision rendue par le tribunal régional de Rostov le 11 septembre 2009. L’État partie affirme que le fait qu’une brochure fasse référence à une publication interdite de distribution justifie que celle-ci soit déclarée extrémiste.

6.3L’État partie fait valoir que la décision d’interdire les deux brochures répond au critère de « nécessité dans une société démocratique », tel qu’établi par la Cour européenne des droits de l’homme. Il indique que des contenus sont déclarés extrémistes lorsqu’ils violent des interdictions établies par la loi et que, pour cette seule raison, ils représentent une menace réelle pour les droits et libertés d’autrui et pour l’intégrité et la sécurité de l’État. Il affirme que ses actions sont pleinement conformes aux obligations mises à sa charge par l’article 20 du Pacte, qui dispose que tout appel à la haine ethnique, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence doit être interdit.

6.4En ce qui concerne le grief soulevé par les auteurs au titre de l’article 19 du Pacte, l’État partie rappelle qu’il a été établi que les brochures interdites incitaient à la discorde religieuse et affirmaient l’exceptionnalité et la supériorité de personnes sur la base de leur appartenance religieuse ou de leur attitude à l’égard de la religion. Il rejette la position des auteurs selon laquelle les brochures ne contiennent que des informations à caractère pacifique concernant des sujets religieux et fait valoir que cette position n’est pas fondée sur les faits de l’espèce tels qu’ils ont été établis par les tribunaux nationaux et que l’utilisation des brochures par les auteurs ne peut faire l’objet de la protection judiciaire prévue par les dispositions du Pacte. Il fait valoir que les conclusions du Comité dans l’affaire Ross c. Canada pourraient être utilisées pour démontrer, en l’espèce, la légalité et la légitimité des actions des juridictions internes qui ont déclaré extrémistes les deux brochures des Témoins de Jéhovah, y compris en ce qui concerne le respect des dispositions de l’article 19 du Pacte. Sur la base de ce qui précède, l’État partie fait valoir que les deux brochures ont été déclarées extrémistes sur le fondement de la loi fédérale sur la lutte contre les activités extrémistes, dans le but légitime de protéger les droits et les libertés d’autrui et de garantir l’intégrité et la sécurité de l’État, et que cette déclaration était nécessaire dans les circonstances de l’espèce.

6.5Enfin, l’État partie rejette le grief des auteurs selon lequel il aurait porté atteinte à leur droit, en tant que groupe minoritaire, de professer et de pratiquer leur religion. Il fait valoir que les auteurs n’ont pas fait l’objet d’un traitement différent de celui qui aurait été appliqué à toute autre organisation publique, y compris l’Église orthodoxe russe, si elle avait incité à la discorde sociale, raciale, ethnique ou religieuse, fait l’apologie de l’idée selon laquelle des personnes seraient exceptionnelles, supérieures ou inférieures en raison de leur appartenance sociale, raciale, ethnique ou religieuse, de leur langue ou de leur attitude à l’égard de la religion, ou procédé à la distribution massive de contenus reconnus comme extrémistes. Il rejette également l’argument des auteurs selon lequel les Témoins de Jéhovah de la Fédération de Russie seraient l’objet d’une vague de persécutions cautionnées par l’État. Il fait référence à une affaire visant une des organisations religieuses locales des Témoins de Jéhovah qui a été dissoute après avoir été déclarée extrémiste par un tribunal régional. Il indique que la Chambre administrative de la Cour suprême a finalement annulé la décision de dissoudre cette organisation.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Dans une lettre datée du 26 septembre 2017, les auteurs indiquent qu’après l’entrée en application de la décision du tribunal d’interdire les deux brochures, celles-ci ont été ajoutées à la liste fédérale des contenus extrémistes, ce qui porte gravement atteinte à leur droit de les utiliser dans le cadre de leur pratique religieuse individuelle et collective. En outre, le 20 avril 2017, la Cour suprême a ordonné la dissolution du Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie et des 395 organisations religieuses locales des Témoins de Jéhovah en raison de leur caractère « extrémiste », la cessation de leurs activités et la saisie de leurs biens, y compris de leurs lieux de culte. Pour justifier cette interdiction nationale des Témoins de Jéhovah, la Cour suprême s’est appuyée, entre autres, sur le fait que 95 publications des Témoins de Jéhovah, dont les deux brochures susmentionnées, avaient été placées sur la liste fédérale des contenus extrémistes.

7.2Les auteurs conviennent que, dans certaines circonstances, l’État peut imposer des restrictions à la liberté de manifester ses convictions religieuses. Cependant, ils soutiennent que les trois passages contestés de la brochure Le Fils désire révéler le Père sont l’expression de convictions religieuses et ne sont donc soumis à aucune restriction. Ils font observer que le Comité a déjà conclu que la définition vague et non limitative que donne des activités extrémistes la loi fédérale sur la lutte contre l’activité extrémiste est utilisée à tort pour cibler les expressions religieuses pacifiques des communautés religieuses minoritaires, principalement les Témoins de Jéhovah. Ils font valoir qu’aucune des deux brochures ne contient de déclaration incitant à la violence ou à la haine et que le tribunal du district Oktiabrsky l’a relevé dans sa décision. Ils font observer que, alors qu’il affirme qu’il fallait interdire les deux brochures parce qu’elles contiennent des déclarations qui pourraient être considérées comme incitant à la discorde religieuse et affirmant l’exceptionnalité et la supériorité des Témoins de Jéhovah, l’État partie ne cite aucun passage de l’une ou l’autre brochure qui contienne de telles déclarations. Ils soutiennent que, même si elles avaient contenu de telles déclarations, les brochures seraient protégées par le droit à la liberté de religion et de conscience et à la liberté d’expression religieuse garanti par les articles 18 et 19 du Pacte. Ils font observer qu’au quotidien la plupart des gens font, à propos de sujets importants d’intérêt public, des déclarations que d’autres peuvent percevoir comme contraires à leurs propres opinions ou convictions et que, dans le contexte du discours religieux, pratiquement toutes les religions affirment la supériorité de leur doctrine et de leurs pratiques sur celles des autres religions.

7.3Les auteurs rejettent l’argument de l’État partie selon lequel les conclusions du Comité dans l’affaire Ross c. Canada pourraient être utilisées, en l’espèce, pour démontrer la légalité et la légitimité des actions des tribunaux russes qui ont déclaré que les deux brochures des Témoins de Jéhovah étaient extrémistes. Ils font observer que, dans l’affaire Ross c. Canada, l’auteur était un instituteur et avait largement fait connaître ses opinions antisémites. Les faits de l’espèce étaient donc très différents. Le Comité a conclu que, sur la base de ces faits avérés, les actions des autorités scolaires avaient été justifiées et n’avaient constitué qu’une atteinte minimale aux droits de l’auteur, puisqu’il avait été nommé à un poste rémunéré de non-enseignant et qu’il n’avait pas été empêché d’exprimer ses opinions. Les auteurs font valoir qu’en l’espèce, au contraire, les tribunaux nationaux n’ont présenté aucun élément de preuve justifiant l’interdiction des deux brochures et ont également reconnu que celles-ci n’incitaient pas à la violence ou à la haine. Pourtant, les autorités de l’État ont imposé la sanction la plus sévère, à savoir l’interdiction d’utiliser et de distribuer les brochures sur tout le territoire de l’État partie, suivie de la dissolution de toutes les organisations religieuses des Témoins de Jéhovah enregistrées et de la criminalisation de leur culte religieux. Les auteurs affirment par conséquent que les atteintes à leurs droits étaient disproportionnées et n’étaient pas nécessaire dans une société démocratique.

7.4En ce qui concerne leur grief de discrimination, les auteurs font valoir que, bien que ses enseignements affirment sa supériorité religieuse et critiquent les autres religions qui n’adhèrent pas aux mêmes préceptes, l’Église orthodoxe russe n’a jamais fait l’objet de poursuites administratives ou pénales. Ils se réfèrent à diverses déclarations dans lesquelles des représentants de l’Union européenne, du Ministère des affaires étrangères et du Commonwealth du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, du Département d’État des États-Unis d’Amérique, entre autres, reconnaissent la discrimination subie par les Témoins de Jéhovah.

7.5Les auteurs demandent au Comité de conclure que leurs droits ont été violés au regard de tous les articles du Pacte qu’ils invoquent et d’ordonner à l’État partie de leur accorder une réparation effective, ce qui peut être fait : a) en levant toutes les restrictions à leur droit d’importer et d’utiliser librement les deux brochures susmentionnées ; b) en leur accordant une indemnisation adéquate pour le préjudice moral subi ; c) en leur accordant une indemnisation pour les dépens et autres frais de justice encourus dans le cadre des procédures engagées devant les tribunaux nationaux et de la procédure engagée devant le Comité.

Observations complémentaires de l’État partie

8.1Le 14 septembre 2017, l’État partie a soumis ses observations complémentaires sur la recevabilité de la communication. Il répète que M. Kalin n’a pas fait appel de la décision du tribunal du district Oktiabrsky et qu’aucun des auteurs n’a soumis un recours en cassation au Présidium du tribunal régional de Belgorod ou à la Cour suprême contre la décision du tribunal régional de Belgorod. La Cour européenne des droits de l’homme considère la procédure de recours en cassation prévue au chapitre 35 du Code de procédure administrative comme un recours interne ordinaire qui doit être épuisé avant qu’une plainte lui soit soumise. La jurisprudence citée par les auteurs dans leurs commentaires sur la recevabilité ne va pas dans le sens de leur argument selon lequel ils ont la qualité de victimes. Dans les affaires A. W. P. c. Danemark et Bande du Lac Lubicon c. Canada, les auteurs ont épuisé ou tenté d’épuiser les voies de recours internes, tandis que dans l’affaire Howard c. Canada, l’auteur a été personnellement sanctionné par les autorités nationales. Dans l’hypothèse où ils seraient considérés comme ayant la qualité de victimes, sur la base de la jurisprudence du Comité telle qu’ils la citent dans leurs commentaires, les auteurs auraient dû soumettre leur communication conjointement avec le Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie.

8.2L’État partie réaffirme également que le Centre administratif des Témoins de Jéhovah en Russie n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles car il n’a pas introduit de recours en cassation auprès du Président ou d’un Vice-Président de la Cour suprême. Il fait observer que la procédure de cassation diffère du réexamen au titre de la procédure de contrôle mentionnée dans les commentaires des auteurs, et que l’efficacité de la procédure a été décrite en détail dans ses observations précédentes.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

9.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.3Le Comité note qu’en l’espèce, l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que les auteurs n’ont pas la qualité de victime et ne peuvent pas le saisir car les procédures engagées devant les tribunaux internes l’ont toutes été au nom du Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie. Il note que les auteurs soumettent la communication à titre personnel et ne revendiquent pas de droits pour leur organisation en tant que personne morale. Il note également que les auteurs affirment que l’interdiction des deux brochures religieuses a porté atteinte à leurs droits individuels. Dans les circonstances de l’espèce et compte tenu des observations faites par les parties, le Comité considère que les auteurs ont qualité pour agir au titre de l’article premier du Protocole facultatif.

9.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes, étant donné que M. Kalin n’a pas pris part à la procédure judiciaire interne et que M. But et M. Kreydenkov ont uniquement fait appel devant le tribunal régional de Belgorod. Il prend également note de l’argument des auteurs selon lequel, en tant que Président du Centre administratif des Témoins de Jéhovah en Russie, qui était partie à toutes les procédures internes, M. Kalin a le droit de présenter une communication devant le Comité en son nom propre et au nom du Centre administratif et de ses coreligionnaires. Il observe que M. Kalin n’a pas participé personnellement à la procédure judiciaire interne et qu’il a simplement signé un recours en cassation déposé au nom du Centre administratif auprès de la Cour suprême, qui l’a rejeté le 25 décembre 2015 dans une décision rendue à juge unique. Le Comité rappelle que les auteurs de communications doivent faire preuve de diligence raisonnable dans l’exercice des recours disponibles. Étant donné que les auteurs soumettent leur plainte à titre personnel et ne revendiquent pas de droits pour le Centre administratif en tant que personne morale, il considère que M. Kalin n’a pas épuisé les recours internes, comme l’exige l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, et juge donc irrecevables les griefs qu’il formule au titre du Pacte.

9.5En ce qui concerne M. But et M. Kreydenkov, le Comité prend note de leur argument selon lequel ils n’ont pas été autorisés à se joindre à la procédure en tant que parties intéressées, malgré la requête qu’ils ont déposée en ce sens auprès du tribunal de première instance. Il note qu’ils ont fait appel de la décision du tribunal du district Oktiabrsky auprès du tribunal régional de Belgorod. Il observe que, M. But et M. Kreydenkov n’ayant pas été autorisés à participer à la procédure judiciaire, le Centre administratif des Témoins de Jéhovah en Russie a introduit son recours en cassation en son nom et au nom de M. But et M. Kreydenkov, en les inscrivant sur la page de garde des recours en cassation introduits auprès du Présidium du tribunal régional de Belgorod et de la Cour suprême. Il rappelle que les auteurs doivent se prévaloir de tous les recours internes pour autant que ces recours semblent être utiles et leur soient ouverts de facto. En l’espèce, il considère que M. But et M. Kreydenkov ont épuisé tous les recours internes disponibles et conclut donc qu’il n’est pas empêché par l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif d’examiner la présente communication en ce qui concerne leurs griefs.

9.6Le Comité note que l’État partie affirme que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes parce qu’ils n’ont pas saisi le Président ou un Vice-Président de la Cour suprême au titre de l’article 323 (par. 4) du Code de procédure administrative, qui les autorise à demander le réexamen d’une décision prise en formation de juge unique de ne pas renvoyer une affaire pour examen par la juridiction de cassation. Le Comité note également que M. But et M. Kreydenkov affirment que l’argument de l’État partie concerne l’épuisement d’un recours extraordinaire qu’il n’est pas nécessaire d’épuiser. Il a pris bonne note de la référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant les changements apportés au Code de procédure administrative et de la conclusion de la Cour quant à l’efficacité de la nouvelle procédure de cassation. Bien que la jurisprudence mentionnée par l’État partie concerne le recours en cassation prévu par le Code de procédure civile, il observe qu’elle est très similaire au recours en cassation prévu par le Code de procédure administrative pour les litiges auxquels des autorités publiques sont parties.

9.7Le Comité note que la procédure de cassation en deux étapes permet de se pourvoir en cassation d’abord devant le présidium d’un tribunal régional puis devant la Chambre administrative de la Cour suprême. Il observe toutefois qu’en l’espèce, les arguments de l’État partie ne concernent pas l’ensemble de la procédure de cassation, mais seulement une étape distincte du mécanisme de recours après un appel devant la Chambre administrative de la Cour suprême. Il note que les auteurs ont soumis un recours en cassation au Présidium du tribunal régional de Belgorod et à la Chambre administrative de la Cour suprême. L’État partie fait toutefois valoir qu’ils peuvent encore saisir le Président ou un Vice-Président de la Cour suprême aux fins du réexamen de la décision rendue par un juge unique. Le Comité note que la décision rendue par la Chambre administrative de la Cour suprême en formation de juge unique le 25 décembre 2015 ne mentionne pas la possibilité de faire appel de la décision auprès du Président ou d’un Vice-Président de la Cour suprême. Il se réfère également au libellé de l’article 323 (par. 4) du Code de procédure administrative, selon lequel le Président et les Vice-Présidents de la Cour suprême de la Fédération de Russie ont « le droit de ne pas être en accord avec la décision d’un juge de la Cour suprême de la Fédération de Russie ». Dans ces circonstances, le Comité considère que l’issue d’une plainte déposée auprès du Président ou d’un Vice-Président de la Cour suprême contre le rejet d’un recours en cassation par un juge unique de la Cour suprême dépend du pouvoir discrétionnaire du Président ou d’un Vice-Président de la Cour suprême, que la procédure constitue un recours extraordinaire et qu’il incombe à l’État partie de montrer qu’il existe des motifs raisonnables de penser que ces demandes pourraient constituer un recours utile dans les circonstances de l’espèce.

9.8En ce qui concerne les statistiques fournies par l’État partie sur le taux d’annulation par les Vice-Présidents de la Cour suprême, en 2015 et 2016, de décisions rendues par un juge unique par lesquelles le renvoi de l’affaire pour examen par la juridiction de cassation a été rejeté, le Comité observe que l’État partie n’a pas indiqué le nombre total de plaintes soumises au Président ou aux Vice-Présidents de la Cour suprême au cours de la même période, ni le pourcentage de ce total que représentent les chiffres fournis. L’État partie n’a pas non plus fourni d’informations précises sur l’efficacité de cette procédure de plainte particulière dans les affaires relatives à de la littérature extrémiste, tels que celles examinées dans la présente communication. En l’absence d’autres informations pertinentes dans le dossier, le Comité considère que M. But et M. Kreydenkov ont épuisé toutes les voies de recours internes et que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

9.9Enfin, le Comité considère que M. But et M. Kreydenkov n’ont pas présenté d’arguments suffisamment détaillés à l’appui des griefs qu’ils soulèvent au titre de l’article 26 du Pacte, en particulier des allégations concernant la différence de traitement dont ils auraient fait l’objet par rapport aux personnes appartenant à d’autres religions et menant les mêmes activités. Il estime donc que les griefs soulevés au titre de l’article 26 ne sont pas suffisamment étayés aux fins de la recevabilité et les déclare irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif. Il constate en outre que les griefs que les auteurs tirent de l’article 27 du Pacte sont similaires à ceux qu’ils soulèvent au titre de l’article 26. Il considère donc que cette partie de la communication doit également être jugée irrecevable pour défaut de fondement, au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.10Le Comité considère que M. But et M. Kreydenkov ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’ils soulèvent au titre des articles 18 et 19 du Pacte et passe à leur examen au fond.

Examen au fond

10.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

10.2Le Comité prend note de l’allégation de M. But et de M. Kreydenkov selon laquelle la décision de l’État partie d’interdire les deux brochures des Témoins de Jéhovah jugées extrémistes a eu de profonds effets négatifs sur leur liberté de religion et a violé les droits qu’ils tiennent de l’article 18 du Pacte. Ils font valoir que la définition de l’extrémisme énoncée à l’article premier de la loi fédérale sur la lutte contre les activités extrémistes est si nébuleuse qu’elle pourrait s’appliquer à toutes les activités religieuses et à tous les discours religieux. Par conséquent, les restrictions imposées à leur liberté de religion ne sont pas prévues par la loi et ne poursuivent pas un but légitime. Le Comité prend également note de l’argument selon lequel les trois passages contestés de la brochure Le Fils désire révéler le Père sont l’expression de convictions religieuses et ne sont donc soumis à aucune restriction, et qu’aucune des deux brochures ne contient de déclaration incitant à la violence ou à la haine, ce qui a été confirmé par la décision du tribunal du district Oktiabrsky.

10.3Le Comité rappelle que, comme cela est souligné dans son observation générale no 22 (1993) sur la liberté de pensée, de conscience et de religion, l’article 18 n’autorise aucune restriction quelle qu’elle soit à la liberté de pensée et de conscience ou à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix (par. 3). La liberté de manifester sa religion ou sa conviction, quant à elle, ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre, de la santé ou de la moralité publics ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui (par. 8). La liberté de manifester sa conviction englobe des actes très variés, notamment les actes indispensables aux groupes religieux pour mener leurs activités essentielles, tels que la liberté de choisir leurs responsables religieux, leurs prêtres et leurs enseignants, et la liberté de fonder des séminaires ou des écoles religieuses, et celle de préparer et distribuer des textes ou des publications de caractère religieux (par. 4). En l’espèce, le Comité note que l’État partie a interdit les brochures religieuses que M. But et M. Kreydenkov possédaient et utilisaient dans le cadre de leur pratique religieuse, individuellement et en communauté avec d’autres. Une telle restriction porte atteinte au droit à la liberté de religion. Dans le droit fil de son observation générale no 22 (1993), le Comité considère que la liberté de posséder et de distribuer des textes ou des publications à caractère religieux fait partie du droit de M. But et de M. Kreydenkov de manifester leur conviction et que l’interdiction de publications religieuses constitue une restriction de ce droit.

10.4Le Comité doit déterminer si la restriction du droit de M. But et de M. Kreydenkov de manifester leur religion était « nécessaire à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publics, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui » au sens de l’article 18 (par. 3) du Pacte. Dans son observation générale no 22 (1993), le Comité fait observer que l’article 18 (par. 3) doit être interprété au sens strict : les motifs de restriction qui n’y sont pas spécifiés ne sont pas recevables, même au cas où ils le seraient au titre d’autres droits protégés par le Pacte, s’agissant de la sécurité nationale, par exemple. Lorsqu’ils interprètent la portée des clauses relatives aux restrictions autorisées, les États parties devraient s’inspirer de la nécessité de protéger les droits garantis en vertu du Pacte, y compris le droit à l’égalité et le droit de ne faire l’objet d’aucune discrimination fondée sur les motifs spécifiés aux articles 2, 3 et 26 (par. 8).

10.5Le Comité observe que, d’après la décision du tribunal du district Oktiabrsky, une des publications, Le Fils désire révéler le Père, contenait des appels à la discorde religieuse et affirmait l’exceptionnalité et la supériorité des membres de l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah et l’infériorité d’autres personnes au motif de leur appartenance religieuse ou de leur attitude à l’égard de la religion. Le tribunal a également établi que la page 28 de la deuxième publication, La vie a-t-elle été créée ?, faisait référence à une autre brochure publiée par les Témoins de Jéhovah qui avait été ajoutée à la liste fédérale des contenus extrémistes par le Ministère de la justice en application d’une décision rendue par un autre tribunal. Le Comité note que l’État partie indique que des contenus sont déclarés extrémistes lorsqu’ils violent des interdictions établies par la loi et que, pour cette seule raison, ils représentent une menace réelle pour les droits et libertés d’autrui et pour l’intégrité et la sécurité de l’État.

10.6Le Comité réaffirme que l’article 18 (par. 3) du Pacte doit être interprété au sens strict ; les restrictions à l’application de l’article 18 (par. 1) du Pacte doivent être prévues par la loi, ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci. En ce qui concerne le premier critère énoncé à l’article 18 (par. 3) du Pacte, à savoir que la restriction soit prévue par la loi, le Comité note que la loi fédérale sur la lutte contre les activités extrémistes donne une définition vague et non limitative des « activités extrémistes », qui ne suppose pas la présence d’un élément de violence ou de haine. Il note également que la loi ne prévoit pas de critères clairs et précis au regard desquels des contenus peuvent être qualifiés d’extrémistes. Il renvoie à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il est précisé que les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte, sauf dans les circonstances spécifiques envisagées à l’article 20 (par. 2) du Pacte. Ces interdictions doivent en outre respecter les conditions strictes énoncées à l’article 19 (par. 3) et les articles 2, 5, 17, 18 et 26. Ainsi, par exemple, il ne serait pas acceptable que ces lois établissent une discrimination en faveur ou à l’encontre d’une ou de certaines religions ou d’un ou de certains systèmes de croyance ou de leurs adeptes, ou des croyants par rapport aux non-croyants. Il ne serait pas non plus acceptable que ces interdictions servent à empêcher ou à réprimer la critique des dirigeants religieux ou le commentaire de la doctrine religieuse et des dogmes d’une foi.

10.7En l’espèce, s’il a affirmé que ses actions étaient pleinement conformes aux obligations mises à sa charge par l’article 20 du Pacte, l’État partie n’a pas fourni d’informations qui permettraient au Comité de conclure que les brochures interdites contenaient des informations contraires à l’article 20 (par. 2) du Pacte. Sans préciser concrètement en quoi les deux publications susmentionnées menaçaient les droits et libertés d’autrui, les juridictions nationales ont imposé la sanction la plus sévère qui soit, à savoir l’interdiction des publications. Le Comité considère qu’en se contentant d’invoquer de manière générale la protection des droits d’autrui et la protection de l’État, sans expliquer en quoi ces droits ont été violés, l’État n’a pas respecté les critères énoncés à l’article 18 (par. 3) du Pacte. En conséquence, le Comité considère que l’État partie n’a pas justifié les restrictions imposées à la manifestation par M. But et M. Kreydenkov de leur religion. Il conclut que l’interdiction des deux publications religieuses en question est contraire à la liberté de manifester sa religion et constitue donc une violation des droits que M. But et M. Kreydenkov tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte.

10.8Le Comité note également que M. But et M. Kreydenkov affirment qu’en interdisant les deux brochures, les autorités de l’État ont porté atteinte à leur droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations. Il doit donc déterminer si les restrictions imposées à M. But et M. Kreydenkov étaient autorisées en ce qu’elles correspondaient à l’une des restrictions prévues à l’article 19 (par. 3) du Pacte.

10.9Le Comité rappelle que l’article 19 (par. 3) du Pacte autorise certaines restrictions, qui doivent toutefois être prévues par la loi et nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui et à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public ou de la santé ou de la moralité publiques. Il renvoie à son observation générale no 34 (2011), dans laquelle il déclare que ces libertés sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu et sont essentielles pour toute société. Elles constituent le fondement de toute société libre et démocratique (par. 2). Les restrictions imposées à l’exercice de ces libertés doivent répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Elles doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire (par. 22). Le Comité rappelle qu’il incombe à l’État partie de démontrer que les restrictions imposées aux droits que M. But et M. Kreydenkov tiennent de l’article 19 étaient nécessaires et proportionnées.

10.10Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la décision de déclarer extrémistes les deux brochures se fondait sur la loi fédérale sur la lutte contre les activités extrémistes et répondait au but légitime de protéger les droits et les libertés d’autrui et de garantir l’intégrité et la sécurité de l’État, les brochures en question ayant été considérées comme incitant à la discorde religieuse et affirmant l’exceptionnalité et la supériorité de personnes sur la base de leur appartenance religieuse ou de leur attitude à l’égard de la religion. Il rappelle toutefois que les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte, sauf dans les circonstances spécifiques envisagées à l’article 20 (par. 2) du Pacte. Ayant déjà conclu que l’État partie n’était pas en mesure de démontrer que les brochures interdites contenaient des informations contraires à l’article 20 (par. 2) du Pacte, le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, les restrictions imposées à M. But et à M. Kreydenkov, bien que fondées sur le droit interne, n’étaient pas justifiées au regard des conditions énoncées à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il conclut par conséquent que les droits que les auteurs tiennent de l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés.

11.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que M. But et M. Kreydenkov tiennent des articles 18 (par. 1) et 19 (par. 2) du Pacte.

12.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à M. But et à M. Kreydenkov un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu de lever l’interdiction des publications susmentionnées et de prendre des mesures appropriées pour fournir à M. But et M. Kreydenkov une indemnisation adéquate. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que de telles violations ne se reproduisent pas et devrait veiller à ce que les dispositions pertinentes du droit interne soient compatibles avec les articles 18 et 19 du Pacte.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.