Résumé juridique

CEDH, Assemblée chrétienne des Témoins de Jéhovah d’Anderlecht et autres c. Belgique, 5 avril 2022, n° 20165/20
Article 14 (Discrimination)

Article 14 Article 14
Discrimination


Pas d’exonération fiscale des immeubles affectés à l’exercice public du culte non reconnu, le régime de reconnaissance manquant de garanties minimales d’équité et d’objectivité : violation
En fait Les associations requérantes, neuf congrégations de Témoins de Jéhovah, ont été privées à partir de l’exercice d’imposition 2018, du bénéfice de l’exonération du précompte immobilier portant sur les immeubles affectés à l’exercice public de leur culte, à défaut pour elles de rencontrer un nouveau critère légalement prévu par une ordonnance du 23 novembre 2017 de la région de Bruxelles‑Capitale, à savoir l’appartenance à une « religion reconnue ».
En droit Article 14 combiné avec l’article 9 de la Convention et avec l’article 1 du Protocole no 1

a) Applicabilité – Les immeubles des requérantes concernés par l’imposition litigieuse sont affectés à l’exercice public d’un culte.

L’imposition litigieuse représente 23 % des dons qui leur sont versés et qui constituent leur source exclusive de financement. En outre, le montant dû au titre de cette imposition constitue une part conséquente des frais annuels de fonctionnement liés à ces immeubles soit entre 21,4 % et 32 % suivant les années concernées. Ainsi, cette imposition n’est pas insignifiante et affecte considérablement le fonctionnement des requérantes en tant que communautés religieuses.

De surcroît, les autorités nationales ont elles‑mêmes lié l’exonération de l’imposition litigieuse à l’exercice public d’un culte, considérant implicitement mais nécessairement qu’une telle exonération contribue à un exercice effectif de la liberté de religion au sens de l’article 9. Les requérantes, qui bénéficiaient antérieurement de cette exonération, critiquent le fait que celle-ci se voit désormais subordonnée, pour le seul territoire de la région de Bruxelles‑Capitale, à l’exercice public d’un culte d’une religion reconnue.

Lorsque les autorités nationales octroient des privilèges fiscaux à certaines communautés sans y être nécessairement tenues par l’article 9, elles doivent également respecter l’article 14.

L’ensemble de ces éléments suffit à considérer que les faits de l’espèce tombent sous l’empire de l’article 9.

Et dans la mesure où la différence de traitement concernée porte sur l’octroi d’une exonération fiscale qui, le cas échéant, pourrait permettre aux requérantes de se soustraire légalement au paiement d’un impôt, elle tombe aussi sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1.

b) Fond

i. Différence de traitement – Il existe une différence de traitement entre les communautés religieuses qui, à l’instar des requérantes, se trouvent privées, à défaut de reconnaissance, du bénéfice de l’exonération du précompte immobilier en région de Bruxelles-Capitale à raison des immeubles affectés à l’exercice public d’un culte, et les autres communautés qui peuvent, quant à elles, continuer à en bénéficier dès lors qu’elles sont reconnues.

Les requérantes se trouvent dans une situation comparable à celle des communautés dont la religion est reconnue et dont les bâtiments sont affectés à l’exercice public d’un culte.

ii. Poursuite d’un but légitime – Par l’adoption de l’ordonnance du 23 novembre 2017, le législateur entendait lutter contre les abus tenant au bénéfice de l’exonération du précompte immobilier relativement à des immeubles qui étaient, en réalité, affectés à des cultes dits « fictifs ».

Aucun cas concret de fraude n’a été cité dans les travaux préparatoires précédant l’adoption de l’ordonnance et par le Gouvernement, et les requérantes n’auraient pas commis ou n’auraient pas été suspectées d’avoir commis une fraude en bénéficiant antérieurement de l’exonération fiscale. Cependant, la lutte contre la fraude fiscale constitue un but dont la légitimité ne saurait, en soi, être remise en cause par la Cour.

iii. Rapport raisonnable de proportionnalité entre le moyen utilisé et le but visé au regard des garanties offertes dans le cadre de la procédure fédérale de reconnaissance des cultes – En retenant la reconnaissance du culte comme critère de distinction présidant à l’exonération du précompte immobilier, les autorités ont opté pour un critère qui revêt un caractère objectif et qui peut s’avérer pertinent au regard du but poursuivi. Le choix d’un tel critère relève de la marge d’appréciation des autorités nationales dans le domaine considéré.

Si le critère de la reconnaissance est actuellement retenu par la seule région de Bruxelles-Capitale, à la différence des régions flamande et wallonne, il ne peut en être déduit une discrimination contraire à l’article 14. La Cour a toujours respecté les particularités du fédéralisme dans la mesure où celles-ci sont compatibles avec la Convention.

Le Gouvernement soutient que les requérantes sont libres de solliciter une reconnaissance de leur culte au niveau fédéral pour continuer de bénéficier de l’exonération litigieuse sur le territoire de la région en question. Les requérantes objectent qu’il serait totalement vain de la solliciter en raison des graves déficiences entourant la procédure de reconnaissance. La Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée en l’espèce sur la procédure de reconnaissance des cultes.

Pour la Cour, ni les critères de reconnaissance ni la procédure au terme de laquelle un culte peut être reconnu par l’autorité fédérale ne sont prévus par un texte satisfaisant aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité.

Ainsi, d’une part, la reconnaissance d’un culte procède de critères qui n’ont été identifiés par le ministre de la Justice qu’à la faveur de questions parlementaires qui lui ont été adressées. En outre, libellés en des termes particulièrement vagues, ils ne peuvent être considérés comme offrant un degré suffisant de sécurité juridique.

D’autre part, la procédure relative à la reconnaissance des cultes n’est pas davantage encadrée par un texte, qu’il soit législatif ou même réglementaire. Ainsi, l’examen d’une demande de reconnaissance ne s’accompagne d’aucune garantie concernant l’adoption même de la décision statuant sur pareille demande, le processus précédant cette décision et le recours qui pourrait être exercé ultérieurement contre celle‑ci. Particulièrement, aucun délai ne régit cette procédure de reconnaissance. À cet égard, aucune décision n’a été prise à ce jour concernant des demandes de reconnaissance introduites en 2006 et 2013.

Enfin, l’octroi de la reconnaissance est subordonné à la seule initiative du ministre de la Justice et dépend ensuite de la volonté purement discrétionnaire du législateur. Or, pareil régime comprend intrinsèquement un risque d’arbitraire et on ne pourrait raisonnablement attendre de communautés religieuses qu’en vue bénéficier de l’exonération fiscale litigieuse, elles se soumettent à un processus qui ne repose pas sur des garanties minimales d’équité, ni ne garantit une appréciation objective de leur demande.

Ainsi, dès lors que l’exonération fiscale litigieuse est subordonnée à une reconnaissance préalable dont le régime n’offre pas de garanties suffisantes contre des traitements discriminatoires, la différence de traitement dont les requérantes font l’objet manque de justification objective et raisonnable.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : constat de violation suffisant pour le préjudice moral.

(Voir aussi Association Les Témoins de Jéhovah c. France, 8916/05, 30 juin 2011, Résumé juridique ; Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours c. Royaume-Uni, 7552/09, 4 mars 2014, Résumé juridique ; Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi c. Turquie, 32093/10, 2 décembre 2014, Résumé juridique ; et Christian Religious Organization of Jehovah’s Witnesses c. Arménie (déc.), 73601/14, 29 septembre 2020, Résumé juridique)