Lors de la séance publique du 9 avril 2024, les députés ont adopté en lecture définitive la loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et à améliorer l’accompagnement des victimes, à une courte majorité.
L’Assemblée nationale a approuvé par la même occasion la création des délits controversés, que le Sénat avait écartés en première lecture pour des raisons juridiques [1].
Des dispositions contestables juridiquement
En effet, les sénateurs avaient supprimé l’article 1er du projet de loi déposé par le gouvernement, qui insérait dans le code pénal une infraction « de placer ou maintenir une personne dans un état de sujétion psychologique ou physique ». La commission des lois avait justifié ce choix par des « raisons d’absence de nécessité et de cohérence du droit pénal [2] ».
Quant à l’article 4, prévoyant de réprimer pénalement « la provocation à abandonner ou à s’abstenir de suivre un traitement médical thérapeutique ou prophylactique », c’est le Conseil d’État [3] qui suggérait au gouvernement de ne pas le retenir dans son projet de loi, avec ces principaux arguments :
- les dispositions pénales existantes « couvrent d’ores et déjà amplement les faits visés », de même que les sanctions ordinales pour les professionnels de la santé ;
- « la liberté des débats scientifiques et le rôle des lanceurs d’alerte » doivent être garantis, tout comme la liberté d’expression dans son ensemble ;
- la Convention européenne des droits de l’homme protège « la liberté d’accepter ou de refuser un traitement médical spécifique, ou de choisir un autre type de traitement, qui est essentielle à la maîtrise de son propre destin et à l’autonomie personnelle, en l’absence de pressions inappropriées ».
Après avoir constaté que la suppression des articles précédents par le Sénat avait permis de « rééquilibrer le projet de loi [4] », le Conseil national des barreaux a également émis des réserves sur d’autres points, dans une résolution adoptée lors de son assemblée générale réunie le 2 février 2024 [5], en particulier au sujet de :
- « l’assouplissement des règles de constitution de partie civile des associations qui sont déjà très nombreuses à pouvoir saisir les juridictions pénales, afin d’éviter que celles-ci ne puissent se substituer au ministère public qui doit rester seul dépositaire des prérogatives générales de poursuites pénales » ;
- l’obligation pour le ministère public d’informer les ordres professionnels de santé, de la condamnation ou du placement sous contrôle judiciaire d’un praticien, en opposant que « la présomption d’innocence interdit de présenter comme coupable une personne alors que sa condamnation n’est pas définitive et qu’il ne saurait être imposé au ministère public la transmission à des tiers d’informations issues d’une procédure d’enquête ou d’instruction, lesquelles sont en principe soumises au secret ».
Désaccords parlementaires
En première lecture, l’Assemblée nationale a réintroduit les dispositions litigieuses du projet de loi initial. Si l’article 1er a été voté sans difficulté [6], en revanche, l’article 4 a été rejeté lors d’une première délibération à 116 voix contre 108 [7].
Dans une version remaniée dans l’urgence par la rapporteure de la commission des lois, qui tiendrait compte des remarques du Conseil d’État et des craintes exprimées par les parlementaires, l’article 4 a été présenté le lendemain en seconde délibération [8].
Malgré des rappels au règlement [9] et un débat houleux dans l’hémicycle [10], l’article 4 a cette fois-ci été adopté à 182 votes « pour » et 137 « contre » [11].
Dans le cadre de la procédure accélérée engagée par le gouvernement, une commission mixte paritaire a été convoquée le 7 mars 2024 pour trouver un texte commun entre les deux chambres. Mais les députés et les sénateurs ne sont pas parvenus à un accord [12].
Le projet de loi reprenant son parcours législatif en nouvelle lecture, l’Assemblée nationale a adopté le 20 mars 2024 un texte modifié du projet de loi [13], avec l’article 4 conservé à tout juste 93 voix contre 73 [14].
De son côté, le Sénat a rejeté ce texte en adoptant une motion tendant à opposer la question préalable [15], sachant que les débats et modifications des sénateurs auraient été inutiles, puisque les députés auraient d’une manière ou d’une autre le dernier mot.
Adoption définitive du projet de loi
Finalement, la loi renforçant la lutte contre les dérives sectaires a été adoptée définitivement par l’Assemblée nationale, à tout juste 146 voix contre 104, soit 20 votes au-dessus de la majorité absolue de 126 [16], sur un total de 577 élus.
Son premier article inscrit dans la législation l’institution de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), dont l’existence dépendait jusque-là d’un simple décret présidentiel [17]. Cette modification satisfera peut-être les recommandations de la Cour des comptes sur son positionnement institutionnel, tant avant qu’après son rattachement au SG-CIPDR [18].
Sauf censure par le Conseil constitutionnel de l’article 3 (initialement l’article 1 du projet de loi), le code pénal comportera désormais l’article 223-15-3, qui définit en I le délit de mise en « état de sujétion psychologique ou physique », tandis que le II augmentera les peines pour certaines circonstances aggravantes :
« I. – Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende le fait de placer ou de maintenir une personne dans un état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement et ayant pour effet de causer une altération grave de sa santé physique ou mentale ou de conduire cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables.
« Est puni des mêmes peines le fait d’abuser frauduleusement de l’état de sujétion psychologique ou physique d’une personne résultant de l’exercice des pressions ou des techniques mentionnées au premier alinéa du présent I pour la conduire à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables. »
De même pour l’article 12 (initialement l’article 4) insérant l’article 223-1-2 dans le code pénal, qui disposera dans ses trois premiers alinéas :
« Est punie d’un an d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende la provocation, au moyen de pressions ou de manœuvres réitérées, de toute personne atteinte d’une pathologie à abandonner ou à s’abstenir de suivre un traitement médical thérapeutique ou prophylactique, lorsque cet abandon ou cette abstention est présenté comme bénéfique pour la santé de la personne concernée alors qu’il est, en l’état des connaissances médicales, manifestement susceptible d’entraîner pour elle, compte tenu de la pathologie dont elle est atteinte, des conséquences particulièrement graves pour sa santé physique ou psychique.
« Est punie des mêmes peines la provocation à adopter des pratiques présentées comme ayant une finalité thérapeutique ou prophylactique alors qu’il est manifeste, en l’état des connaissances médicales, que ces pratiques exposent à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente.
« Les peines sont portées à trois ans d’emprisonnement et à 45 000 euros d’amende lorsque la provocation prévue aux deux premiers alinéas a été suivie d’effet. »
Le quatrième alinéa de cet article est censé assurer le respect du consentement libre et éclairé, quoiqu’il reste conditionné à la notion vague d’« état de sujétion psychologique ou physique » :
« Lorsque les circonstances dans lesquelles a été commise la provocation définie au premier alinéa permettent d’établir la volonté libre et éclairée de la personne, eu égard notamment à la délivrance d’une information claire et complète quant aux conséquences pour la santé, les délits prévus au présent article ne sont pas constitués, sauf s’il est établi que la personne était placée ou maintenue dans un état de sujétion psychologique ou physique, au sens de l’article 223-15-3. »
L’alinéa suivant de l’article 223-1-2 prétend protéger les lanceurs d’alerte, mais il se limite aux conditions prévues à l’article 6 de la loi du 9 décembre 2016, c’est-à-dire au signalement ou à la divulgation d’une information portant uniquement « sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international [19] ». Et encore, il doit les avoir « obtenues dans le cadre des activités professionnelles » ou alors « en avoir eu personnellement connaissance ».
La liberté des débats scientifiques et plus généralement la liberté d’expression sont donc loin d’être prises en compte par ces concessions très restreintes.
Parmi les autres dispositions, la Miviludes pourra être sollicitée en tant qu’amicus curiae par le ministère public ou une juridiction dans le cadre de procédures pénales liées à un « état de sujétion psychologique ou physique » et un agrément officiel autorisera les associations d’aide aux victimes de dérives sectaires de se constituer parties civiles.
Quid des libertés fondamentales ?
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 15 avril 2024 par une soixantaine de députés [20] et plus de soixante sénateurs [21] pour contrôler la conformité à la Constitution française respectivement de l’article 12 et de l’ensemble de la loi.
Par ailleurs, des juristes et des défenseurs des droits humains dénoncent les graves menaces que représente cette législation pour les libertés fondamentales, telles que la liberté d’expression, la liberté de religion ou de conviction.
Le 26 avril 2024, Me Patricia Duval a déposé une contribution externe au Conseil constitutionnel [22].
En ce qui concerne l’article 3 sur la « sujétion psychologique », l’avocate au Barreau de Paris se réfère à l’arrêt Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie rendu en 2010 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a examiné les accusations contre l’association de soumettre ses membres à des pressions psychologiques et autres techniques de « contrôle mental ».
Après avoir évoqué « le fait qu’il n’existe pas de définition généralement acceptée et scientifique de ce qui constitue le “contrôle mental [23]” » et que les tribunaux russes n’en avaient fourni aucune, les juges de Strasbourg ont conclu que « les décisions des tribunaux russes sur ce point étaient basées sur des conjectures non corroborées par des faits [24] ».
Eileen Barker, professeur émérite de sociologie, a expliqué dans un article récent pourquoi les concepts de « sujétion psychologique » et de « manipulation mentale » ne sont pas pertinents et ne reposent pas sur des bases scientifiques, y compris dans le domaine de la psychologie [25].
Docteur en droit et sociologue des religions, Massimo Introvigne a soulevé quant à lui que la rédaction de l’article, contrairement à l’« abus de faiblesse » utilisé par la loi antisectes About-Picard de 2001 [26], dispense de prouver que la victime a été incitée à un comportement préjudiciable pour elle [27].
Il suffira donc de plaider une détérioration de la santé mentale d’une supposée victime, à l’aide de témoignages orientés ou d’experts acquis à la cause, pour obtenir la condamnation d’une personne soupçonnée de « dérives sectaires ». Sans parler de l’influence exercée par les organismes antisectes tout au long de la procédure :
« En effet, les activistes anti-sectes soutiennent que l’adhésion ou le maintien dans une “secte” est en soi un danger pour la santé mentale. Et n’oubliez pas que les associations anti-sectes participeront aux procès pour défendre cette théorie, et qu’en cas de doute, il est conseillé aux procureurs et aux juges de demander l’avis de la MIVILUDES [28]. »
Faute de définition faisant l’unanimité et de nécessité d’apporter des éléments objectifs de preuve, l’application de ces dispositions pénales risque de contrevenir aux engagements internationaux de la France en matière de respect des droits humains.
Comme le concluait Eileen Barker, fondatrice de l’organisme britannique INFORM, ce projet de loi « pourrait constituer une menace sérieuse pour la France en tant que société démocratique [29] ».
Pour ce qui est de l’article 12 sur l’incitation à s’abstenir de soin, Me Patricia Duval estime qu’il « viole le droit des patients à consentir au traitement de leur choix ou de refuser un traitement proposé, consacré par la Charte européenne des droits fondamentaux qui stipule en son article 3 (droit à l’intégrité de la personne) que dans le cadre de la médecine doit être respecté “le consentement libre et éclairé de la personne concernée, selon les modalités définies par la loi”, ainsi que par la loi Kouchner sur le droit des malades de 2002 ».
Comme l’avis du Conseil d’État, elle cite la jurisprudence de la CEDH, toujours dans l’affaire Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie :
« 135. L’essence même de la Convention est le respect de la dignité humaine et de la liberté de l’homme et les notions d’auto-déterminisme et d’autonomie personnelle sont des principes importants sous-jacents à l’interprétation des garanties qu’elle contient (voir Pretty, précité, §§ 61 et 65). L’aptitude à conduire sa propre vie en accord avec ses choix personnels inclut la possibilité de poursuivre des activités perçues comme nuisibles à la santé ou dangereuses pour l’individu concerné. Dans la sphère médicale, même lorsque le refus d’un traitement pourrait aboutir à une issue fatale, l’imposition d’un traitement médical sans le consentement d’un adulte majeur mentalement compétent interférerait avec le droit à son intégrité physique et violerait ses droits protégés au titre de l’article 8 de la Convention (voir Pretty, précité, §§ 62 et 63, et Acmanne et autres c. Belgique, no. 10435/83, décision de la Commission du 10 décembre 1984).
136. La liberté d’accepter ou de refuser des traitements médicaux spécifiques, ou de choisir une forme alternative de traitement, est vitale pour les principes d’auto-détermination et d’autonomie personnelle. Un patient adulte et mentalement compétent est libre de décider par exemple de suivre ou non un traitement ou d’accepter ou non une intervention chirurgicale, ou de la même manière de recevoir une transfusion sanguine. Néanmoins, pour que cette liberté soit effective, les patients doivent avoir le droit d’exercer des choix en accord avec leurs propres conceptions et valeurs personnelles, quelque irrationnels ou imprudents que ceux-ci puissent paraître [30]. »
En outre, ces dispositions ont pour objectif d’interdire la promotion de pratiques alternatives ou complémentaires non validées par la « médecine officielle ». Elle y voit donc « une atteinte démesurée et non nécessaire au but de protection de la santé », puisque le dispositif législatif existant est amplement suffisant pour réprimer les abus.
Et de renvoyer à la recommandation aux États membres du Conseil de l’Europe sur la lutte contre l’utilisation des poursuites stratégiques contre la participation publique (dites « poursuites-bâillons »), que le gouvernement français a votée au Comité des Ministres quelques jours plus tôt [31] :
« Recommande aux gouvernements des États membres : […] d’accorder une attention particulière aux poursuites-bâillons dans le cadre de leur examen des lois, politiques et pratiques nationales pertinentes, […] afin de s’assurer de leur pleine conformité avec les obligations des États membres au titre de la Convention [32] ; »