Décidément, l’arrêt fondateur Kokkinakis contre Grèce rendu en 1993 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) reste d’actualité et conserve toute sa pertinence. S’appuyant pour la première fois sur l’article 9 de la Convention, il établissait que « la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une “société démocratique” » et qu’elle figure « parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants [1] ».
Dans cette affaire, un témoin de Jéhovah avait été condamné à plusieurs reprises en vertu d’une loi interdisant le « prosélytisme » en Grèce. Les juges européens avaient conclu à une violation de l’article 9 en tenant le raisonnement suivant :
« Aux termes de l’article 9 (art. 9), la liberté de manifester sa religion […] comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un “enseignement”, sans quoi du reste “la liberté de changer de religion ou de conviction”, consacrée par l’article 9 (art. 9), risquerait de demeurer lettre morte [2]. »
À l’occasion d’un récent colloque à Strasbourg célébrant ses 30 ans, cette décision a été présentée comme « la pierre de fondement, à partir d’une définition magistrale de la liberté de religion, du développement d’une jurisprudence abondante de la Cour européenne qui permet aujourd’hui d’affirmer qu’il existe une liberté européenne de religion imposant des obligations tant négatives que positives aux États parties à la Convention [3] ».
La Cour européenne s’est référée à cette jurisprudence dans un arrêt du 6 février 2024 condamnant l’Arménie pour violation de la liberté de religion d’une ressortissante arménienne, pratiquant la foi des Témoins de Jéhovah.
Cette affaire concerne plus précisément les autorités de la « République du Haut-Karabakh » (RHK), région indépendante qui a existé de 1991 à 2023, sans être reconnue. Cependant, la CEDH considère que les faits commis sur ce territoire relevaient à l’époque de la juridiction de l’Arménie.
Le 23 février 2013, la requérante et un coreligionnaire visitaient les personnes intéressées par leurs discussions bibliques à Chouchi dans le Haut-Karabakh, jusqu’à ce qu’ils soient interpelés par la police locale. Après avoir fouillé leurs affaires personnelles et y avoir saisi des publications religieuses, les agents les ont conduits au poste de police pour les interroger et les fouiller à nouveau.
Quelques heures plus tard, la requérante a été accusée par une commission administrative d’avoir enfreint le Code des infractions administratives de la RHK. Par conséquent, elle a été convoquée à une audience prévue le 2 avril 2013. Lors de cette audience, la commission l’a condamnée à une amende de 1 000 drams arméniens pour avoir violé la législation relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements religieux et d’autres activités cultuelles.
Annulée en première instance par un tribunal administratif, cette condamnation a ensuite été rétablie par la Cour administratif d’appel de la RHK, au motif que la liberté de pensée, de conscience et de religion n’est garantie que pour les entités religieuses légalement enregistrées. En effet, les Témoins de Jéhovah n’avaient pu obtenir un nouvel enregistrement des autorités de la RHK, à la suite d’une nouvelle législation adoptée en 2008, ce qui a valu une précédente condamnation de l’Arménie en 2022 par la Cour européenne [4].
La Cour suprême de la RHK ayant rejeté le recours contre cet arrêt en décembre 2013, la requérante s’est donc tournée vers la juridiction du Conseil de l’Europe.
La Cour européenne a jugé à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention et a condamné l’État arménien à payer 3 000 € à la requérante pour préjudice moral et 1 000 € de frais et dépens.
Après avoir repris les principes généraux précités du fameux arrêt Kokkinakis, elle a poursuivi :
« Le fait de transmettre des informations sur un ensemble particulier de croyances à d’autres qui ne partagent pas ces croyances – ce que l’on appelle l’œuvre missionnaire ou l’évangélisation dans le christianisme – est protégé par l’article 9 [5] »
Évidemment, ce droit « peut néanmoins être légitimement restreint s’il implique une forme de coercition ou de violence, par exemple en exerçant des pressions sur des personnes en détresse ou dans le besoin ou l’abus d’une position d’autorité dans la hiérarchie militaire ou dans une relation de travail [6] ».
Mais en l’absence d’éléments attestant une coercition ou une pression inappropriée, la Cour a reconnu dans sa jurisprudence « le droit de s’engager dans l’évangélisation individuelle et la prédication en porte-à-porte [7] ».