Droit international

Belgique : Les Témoins de Jéhovah acquittés en appel d’incitation à la haine
CA Gand (Belgique), 7 juin 2022

- Modifié le 30 janvier

Ancien palais de justice à Gand, où siège encore la Cour d’appel de Gand
(Donar Reiskoffer – CC By)

Le 7 juin 2022, la Cour d’appel de Gand a annulé la condamnation en première instance de l’association belge des Témoins de Jéhovah pour incitation à la discrimination contre ses ex-membres, en s’appuyant entre autres arguments sur la liberté de religion protégée par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.

À la suite d’une plainte déposée en 2015 par un ancien témoin de Jéhovah, affirmant que les personnes quittant l’organisation des Témoins de Jéhovah seraient ostracisées et complètement isolées socialement, une enquête pénale a été instruite. Le parquet de Gand a finalement assigné l’ASBL Congrégation chrétienne des Témoins de Jéhovah à comparaître pour quatre chefs d’accusation basés sur l’article 22 de la loi anti-discrimination du 10 mai 2007 :

  • incitation à la discrimination à l’égard d’une personne,
  • incitation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne,
  • incitation à la discrimination ou à la ségrégation à l’égard d’un groupe, d’une communauté ou de leurs membres,
  • incitation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe, d’une communauté ou de leurs membres.

UNIA, une institution publique indépendante qui lutte contre la discrimination, et d’autres personnes se sont également constituées parties civiles dans cette affaire.

La décision rendue le 16 mars 2021 par le Tribunal correctionnel de Flandre orientale (division de Gand) avait été largement médiatisée et saluée par les organismes antisectes comme une jurisprudence exemplaire. En revanche, des universitaires, des juristes et des défenseurs des droits humains avaient dénoncé un précédent dangereux pour les libertés religieuses lors d’un webinaire international [1].

Dans ses motivations détaillées, la Cour d’appel de Gand a répondu aux différents moyens mis en avant par le centre interfédéral UNIA. La juridiction belge a d’ailleurs le mérite de citer précisément les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), ainsi que les paragraphes visés, pour l’application des dispositions de la Convention européenne. Les juges français, qui se permettent souvent d’interpréter la Convention sans aucune référence à la jurisprudence de la CEDH, devraient prendre exemple sur la qualité de l’argumentation.

Liberté de religion

En premier lieu, la cour rappelle que la liberté de religion, consacrée par l’article 19 de la Constitution belge et l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, permet aux confessions religieuses de la manifester en communauté sous forme de structure organisée. Et d’ajouter que cela « implique également le droit de faire connaître aux fidèles qui appartient ou non à la communauté religieuse », en réponse au premier point soulevé sur l’annonce publique des personnes excommuniées par l’assemblée locale. Puisque les parties conviennent qu’il s’agit seulement d’annoncer qu’« un(e)tel(le) n’est plus témoin de Jéhovah », sans aucune précision sur les raisons ou les circonstances de cette décision, la cour n’y voit aucune incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence.

Ensuite, la cour examine la politique d’excommunication et d’évitement prônée par les Témoins de Jéhovah. Elle se réfère notamment à l’arrêt de la CEDH dans l’affaire Témoins de Jéhovah de Moscou et autre c. Russie (CEDH, 10 juin 2010, n° 302/02) pour expliquer qu’en général « un mode de vie religieux exige des fidèles à la fois l’obéissance aux règles religieuses et le dévouement à des activités religieuses » (§ 111), ce qui peut générer des dissensions dans les familles. De plus, les normes morales fixées par les religions et les comportements des fidèles qui en découlent sont protégés par l’article 9 de la Convention (§ 118). Les juges norvégiens tirent également de la jurisprudence européenne qu’une institution religieuse a le droit d’exclure les dissidents, qui ne peuvent revendiquer le droit de défendre une opinion différente au sein d’une communauté religieuse au nom de la liberté de religion :

« De même, la Cour de Strasbourg précise que l’article 9 de la CEDH accorde à une communauté religieuse le droit de prendre des mesures pour répondre à la dissidence ou à l’apostasie qui menacent son unité ou son image. Après tout, l’article 9 de la CEDH ne garantit pas le droit à une opinion différente ou à une dissidence au sein d’une communauté religieuse. Dans de tels cas, la liberté de religion visée à l’article 9 de la CEDH s’exerce en quittant la communauté religieuse (Cour EDH, Sindicatul « Pastoral Cel Bun » c. Roumanie, §§ 137 et 165). »

La cour d’appel constate donc que sa marge d’appréciation est réduite au regard du droit européen :

« Il ressort de ce qui précède que la marge d’appréciation de la Cour [d’appel] est considérablement limitée par l’application des articles 9, 10 et 11 de la CEDH quant à la question de savoir si la politique d’évitement, telle qu’appliquée par les Témoins de Jéhovah et prétendument imposée par le défendeur, constitue un ou plusieurs des crimes visés à l’article 22 de la loi anti-discrimination. »

En effet, selon le paragraphe 119 de l’arrêt Témoins de Jéhovah de Moscou et autre c. Russie cité par la cour, « l’État dispose d’une marge d’appréciation étroite et doit avancer des raisons sérieuses et impérieuses d’ingérence dans les choix que les personnes peuvent faire en application de la norme religieuse de conduite dans la sphère de leur autonomie personnelle ».

Par conséquent, contrairement aux considérations du premier juge, la cour d’appel établit que l’article 9 de la Convention européenne autorise les institutions religieuses à ne pas tolérer la critique en leur sein et d’exclure ceux qui ne sont plus d’accord avec les dogmes et les croyances de base de la confession.

Néanmoins, la partie civile UNIA conteste que le comportement religieux des fidèles découle véritablement d’une « décision indépendante et libre », par crainte de l’excommunication et de ses conséquences s’ils s’écartent des croyances et des règles religieuses de la communauté. Mais la cour ne suit pas son raisonnement, contrairement au premier juge. Premièrement, elle note que non seulement les parties civiles sont essentiellement des personnes qui ont quitté la communauté des Témoins de Jéhovah, tout en connaissant l’éloignement qui en découlerait, mais encore elles soutiennent que ces départs sont fréquents. Ce qui est incompatible avec l’affirmation qu’il serait extrêmement difficile voire impossible de le faire en raison de la politique d’évitement.

De plus, si l’arrêt convient que la politique d’évitement a un « aspect dissuasif » sur celui qui envisagerait de quitter le mouvement, il n’est pas établie que cet aspect aurait « une portée telle que la politique d’évitement porterait illégalement atteinte aux droits garantis par l’article 9 de la CEDH ou l’article 19 de la Constitution ».

Loi anti-discrimination

En second lieu, la cour examine la conformité de la politique d’évitement à l’article 22 de la loi anti-discrimination.

Premièrement, cette politique est une manière passive d’éviter les contacts sociaux avec les anciens membres et n’implique pas que ceux-ci soient harcelés, intimidés ou menacés par des fidèles de la communauté religieuse. De plus, les déclarations des Témoins de Jéhovah au sujet des excommuniés, citées par les parties civiles, ne contiennent aucune expression qui inciterait à la discrimination au sens de l’intimidation, à la haine ou à la violence à leur encontre ; la simple citation de textes bibliques ne peut être interprétée dans ce sens sans enfreindre les articles 9 de la CEDH et 19 de la Constitution belge.

Deuxièmement, la cour relève qu’il n’est pas inhabituel que l’apostasie conduise à une distanciation sociale de la part d’une communauté religieuse, de manière plus ou moins organisée, comme dans certains courants islamiques ou dans le judaïsme orthodoxe.

Troisièmement, alors que les parties civiles dénoncent un « isolement complet » ou un « isolement social total », les magistrats remarquent que l’isolement social des excommuniés se limite aux Témoins de Jéhovah, qui n’empêchent personne hors de leurs assemblées de nouer des liens avec eux. Étant que les Témoins de Jéhovah forment une petite communauté de 26 000 pratiquants en Belgique, selon la cour, on est loin d’un « isolement social généralisé ».

Après ces considérations, la Cour d’appel de Gand conclut qu’il serait manifestement disproportionné d’interdire à une communauté de telles directives sur les relations sociales avec d’autres personnes, sans lien familial étroit, qui sont protégées par l’article 9 de la Convention européenne. Même si certains peuvent se sentir blessés de cet isolement par rapport à d’anciennes connaissances ou à un cercle d’amis, « de tels sentiments ne peuvent, de l’avis du tribunal, être considérés comme résultant de l’intimidation, la haine ou la violence telles que visées à l’article 22 de la loi anti-discrimination ».

En revanche, les liens étroits entre parents et enfants ou entre époux sont protégés par la loi, avec des droits et des obligations légales entre eux. Mais la politique d’évitement ne s’applique pas dans un contexte familial proche. Selon les recommandations officielles des Témoins de Jéhovah, si l’excommunication ne permet plus de pratiquer les activités cultuelles ensemble, elle ne rompt pas les liens conjugaux, n’empêche pas la poursuite des liens normaux et affectifs entre membres du même foyer, ni ne dispense les parents de leurs obligations envers leurs enfants mineurs ou majeurs.

En outre, comme le souligne la cour, il n’est pas démontré que la réalité diffère de cette position officielle, sachant que d’autres facteurs peuvent provoquer certaines expériences évoquées par les parties civiles. D’ailleurs, l’examen objectif de chacun des témoignages déposés n’a pas convaincu la cour du contraire.

Un arrêt conforme à la jurisprudence internationale

La quatrième chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Gand juge donc qu’elle ne constate aucun comportement des Témoins de Jéhovah à l’égard des excommuniés qui « qui peut être considéré comme une incitation à la discrimination, à la ségrégation, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe visée à l’article 22, 1°, 2°, 3° et 4° de la loi anti-discrimination ».

L’arrêt du 7 juin 2022 acquitte dès lors l’ASBL Congrégation chrétienne des Témoins de Jéhovah des poursuites pénales.

Le centre interfédéral UNIA a annoncé que cet arrêt a fait l’objet d’un pourvoi en cassation. Cependant, les juridictions belges ont jusque-là rejeté les plaintes similaires pour discrimination [2].

Finalement, les deux « anomalies » dans la jurisprudence internationale sur ces mesures de discipline religieuse ont ainsi été rectifiées, sachant que l’arrêt ayant ordonné la réintégration d’une excommuniée au sein des Témoins de Jéhovah a également été censuré par la Cour suprême de Norvège [3]. C’est ce qu’explique le docteur en droit et sociologue des religions Massimo Introvigne :

« Ces décisions rendues par des autorités inférieures et des tribunaux de première instance font exception à la règle. Il existe en effet un nombre considérable de décisions internationales indiquant que le droit d’enseigner et de pratiquer l’exclusion de membres d’un groupe religieux est une question de liberté religieuse. Il est donc légitime que ce droit soit accordé aux Témoins de Jéhovah, au même titre qu’à toute autre entité religieuse [4]. »