TA Limoges, 5 mars 2015
Prison - Liberté de culte - Aumôniers agréés - Ouvrages religieux

- Modifié le 9 juin 2016

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE LIMOGES

(2e chambre)

N° 1300089

M. X C/ Garde des sceaux, ministre de la justice

M. Panighel
Rapporteur

M. Debrion
Rapporteur public

Audience du 19 février 2015

Lecture du 5 mars 2015

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Vu l’ordonnance du 17 janvier 2013 par laquelle la présidente de la 7e section du tribunal administratif de Paris a transmis le dossier de la requête n° 1107934 présentée pour M. X, demeurant [...] par Me Trizac, avocat, tendant à l’annulation de la décision du directeur interrégional des services pénitentiaires de Paris du 11 mars 2011 rejetant sa demande d’indemnisation, à la condamnation de l’État à lui verser une indemnité de 11 460 euros en réparation des préjudices qu’il a subis et résultant de la privation de ses droits à une pratique religieuse normale et à ce qu’il soit mis à la charge de l’État une somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu la requête, enregistrée le 2 mai 2011 au greffe du tribunal administratif de Paris et le 22 janvier 2013 au greffe du tribunal administratif de Limoges, présentée pour M. X, demeurant [...] par Me Trizac, avocat ; M. X demande au tribunal :

 d’annuler la décision du directeur interrégional des services pénitentiaires de Paris en date du 11 mars 2011 portant rejet de sa demande d’indemnisation ;

 de condamner l’État à lui verser une indemnité de 11 460 euros en réparation du préjudice qu’il a subi résultant de la privation de ses droits à une pratique religieuse normale ;

 de mettre à la charge de l’État une somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Le requérant soutient que :

 l’administration pénitentiaire a commis une faute de nature à engager sa responsabilité en lui opposant un refus à sa demande d’être assisté par un aumônier des Témoins de Jéhovah ;

 il n’a pas réellement pu bénéficier d’une assistance spirituelle de son ministre du culte, dès lors qu’il s’est vu interdire la possibilité de se munir de tout ouvrage religieux, dont la Bible, lors de leur rencontre au parloir ;

 l’administration pénitentiaire a porté atteinte à son libre exercice du culte en ne lui permettant pas d’accéder à de la littérature religieuse émanant des Témoins de Jéhovah ;

 l’État doit être condamné à lui verser 11 460 euros afin de réparer les préjudices qu’il a subis, soit 15 euros pour les 764 jours qu’il a effectués en détention ;

Vu la décision attaquée ;

Vu l’avis de réception de la demande ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 21 octobre 2011 au greffe du tribunal administratif de Paris et le 22 janvier 2013 au greffe du tribunal administratif de Limoges, présenté par le garde des sceaux, ministre de la justice, qui conclut au rejet de la requête ;

Le ministre soutient que :

 en application de l’article D. 432 du code de procédure pénale, l’administration pénitentiaire n’est pas tenue d’accorder un agrément à l’aumônier d’une religion qui ne comporterait pas un nombre suffisant de pratiquants incarcérés ; l’insuffisance du nombre de détenus ayant déclaré leur intention de pratiquer une religion déterminée au sein de l’établissement et les difficultés matérielles d’organisation sont susceptibles de fonder un refus d’agrément en qualité d’aumônier d’établissement pénitentiaire ;

 aucun texte supranational n’impose à l’administration pénitentiaire d’offrir à toutes les personnes détenues la possibilité d’avoir accès à un représentant de leur culte dans les établissements pénitentiaires ; aucune demande de participation au culte des Témoins de Jéhovah n’a été recensée dans l’établissement pénitentiaire ;

 le refus d’échange d’ouvrages non brochés est motivé par des exigences de sécurité prévues à l’article D. 423 du code de procédure pénale ; la circonstance que M. Y, qui n’était titulaire que d’un permis de visite, n’a pas pu disposer d’ouvrages religieux au parloir ne saurait être regardée comme une illégalité fautive de sa part ;

 les revues ne sont pas au nombre des biens que les détenus sont autorisés à recevoir ou conserver ;

 à titre subsidiaire, M. X ne justifie pas le montant du préjudice qu’il soutient avoir subi ; il ne démontre pas en quoi l’absence d’aumônier ou le refus d’autoriser l’exercice du culte lors des parloirs ainsi que la retenue de revues religieuses l’ont privé de l’exercice du culte ; M. X ne prouve pas l’existence d’un quelconque préjudice ;

 M. X a pu bénéficier de l’assistance spirituelle de M. Y ;

 aucun critère objectif permettant de justifier le montant de l’indemnité demandée n’est apporté ;

 M. X ne peut pas se prévaloir d’un préjudice personnel, direct et certain ; les griefs qu’il invoque ne l’ont pas empêché de se conformer aux exigences de son culte ;

Vu le mémoire, enregistré le 19 janvier 2012 au greffe du tribunal administratif de Paris et le 22 janvier 2013 au greffe du tribunal administratif de Limoges, présenté pour M. X, par Me Trizac, avocat, qui conclut aux mêmes fins que la requête par les mêmes moyens ;

Le requérant soutient en outre que :

 aucune disposition législative ou réglementaire n’a prévu de conditionner la désignation d’un aumônier au nombre de personnes détenues susceptibles de recourir à son assistance spirituelle ;

 il n’était pas, à Châteauroux, la seule personne détenue intéressée par l’assistance spirituelle d’un ministre du culte Témoin de Jéhovah ;

 les refus du directeur interrégional des services pénitentiaires de Paris d’agréer son ministre du culte en tant qu’aumônier bénévole constitue une ingérence dans sa liberté de religion ; il n’a aucunement pu bénéficier d’offices religieux ;

 la raison fondamentale de la différence de traitement est que, pour l’administration pénitentiaire, les Témoins de Jéhovah constituent une secte ; que cette raison ne constitue pas un motif pertinent pouvant justifier la restriction de sa liberté de religion ;

 dans d’autres établissements pénitentiaires, il était permis aux détenus Témoins de Jéhovah de se munir de la Bible au parloir ;

 la distinction opérée par l’administration entre les notions de livres et de revues n’est pas pertinente et ne se justifie ni en droit pénitentiaire ni dans l’application de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

 l’article D. 444 du code de procédure pénale s’applique indistinctement à toutes revues, y compris religieuses ;

 il a subi un préjudice autrement plus important qu’une atteinte à un régime alimentaire pour raison religieuse ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la Constitution, notamment son Préambule et son article 1er ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ;

Vu le pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 ;

Vu le code de procédure pénale ;

Vu la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;

Après avoir entendu, au cours de l’audience publique du 19 février 2015,

 le rapport de M. Panighel, conseiller,

 et les conclusions de M. Debrion, rapporteur public ;

1. Considérant que, par un courrier du 3 décembre 2010, notifié au directeur interrégional des services pénitentiaires de Paris le 17 janvier 2011, M. X a demandé à l’État de lui verser la somme de 15 euros par jour sur une période comprise entre le 6 décembre 2006 et le 7 janvier 2009, correspondant à sa détention au centre pénitentiaire de Châteauroux, en réparation du préjudice qu’il estime avoir subi du fait de son impossibilité à pratiquer le culte qui est le sien en raison d’un accès limité au ministre du culte Témoin de Jéhovah, aux interdictions de se rendre au parloir avec des ouvrages et publications religieuses et de la confiscation de la littérature religieuse qui lui était transmise par courrier ; que, par une décision du 11 mars 2011, le chef du pôle contentieux du bureau de l’action juridique et du droit pénitentiaire a rejeté sa demande indemnitaire ; que M. X demande au tribunal d’annuler cette décision et de condamner l’État à lui verser la somme de 11 640 euros en réparation du préjudice qu’il estime avoir subi ;

Sur les conclusions aux fins d’annulation de la décision portant rejet de la demande indemnitaire présentée par M. X :

2. Considérant qu’aux termes de l’article R. 421-1 du code de justice administrative : « Sauf en matière de travaux publics, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision et, ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée (…) » ; que dès lors que la décision du 11 mars 2011 par laquelle l’administration pénitentiaire a rejeté la demande préalable indemnitaire d’indemnisation formée par M. X n’a pour seul effet que de lier le contentieux indemnitaire soulevé par le requérant, les conclusions à fin d’annulation présentées par celui-ci ne peuvent être accueillies ;

Sur les conclusions indemnitaires :

En ce qui concerne la responsabilité de l’État :

3. Considérant, d’une part, qu’aux termes des stipulations de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. / La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, et à la protection des droits et libertés d’autrui » ; qu’en outre, il résulte des dispositions des articles 1er, 18 et 19 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’État, en premier lieu, que les associations revendiquant le statut d’association cultuelle doivent avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte, en deuxième lieu, qu’elles ne peuvent mener que des activités en relation avec cet objet telles que l’acquisition, la location, la construction, l’aménagement et l’entretien des édifices servant au culte ainsi que l’entretien et la formation des ministres et autres personnes concourant à l’exercice du culte et, en troisième lieu, que le fait que certaines des activités de l’association pourraient porter atteinte à l’ordre public s’oppose à ce que ladite association bénéficie du statut d’association cultuelle ;

4. Considérant, d’autre part, qu’aux termes de l’article D. 432 du code de procédure pénale, alors applicable à la période en litige : « Chaque détenu doit satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle. / Il peut à ce titre participer aux offices ou réunions organisés par les personnes agréées à cet effet » ; qu’aux termes de l’article D. 433 du même code : « Le service religieux est assuré, pour les différents cultes, par des aumôniers désignés par le directeur régional qui consulte à cet effet l’autorité religieuse compétente, et après avis du préfet. / (...) » ; que les articles D. 434 à D. 439 dudit code précisent les conditions dans lesquelles les aumôniers agréés et leurs auxiliaires sont autorisés à intervenir en milieu carcéral, pour organiser des offices et des réunions ou pour s’entretenir, sur place ou par voie épistolaire, avec les détenus ;

5. Considérant, en premier lieu, que si la liberté de culte en milieu carcéral s’exerce sous réserve des prérogatives dont dispose l’autorité administrative aux fins de préserver l’ordre et la sécurité au sein des établissements pénitentiaires, aucune disposition législative ou réglementaire ne conditionne la désignation d’un aumônier à un nombre minimum de détenus susceptibles de recourir à son assistance spirituelle ; que par suite, en opposant, ainsi qu’il résulte de l’instruction, l’insuffisance du nombre de détenus se revendiquant de la confession des Témoins de Jéhovah, pour refuser ou limiter à M. X l’accès à une assistance spirituelle, l’administration s’est fondée sur un motif erroné et a commis une faute de nature à engager sa responsabilité, alors que l’association « Les Témoins de Jéhovah de France » bénéficie du statut d’association cultuelle régie par la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État ;

6. Considérant, en deuxième lieu, qu’il résulte de l’instruction que, lors de la période comprise entre le 6 décembre 2006 et le 27 janvier 2009, le requérant a été privé du droit d’être assisté d’un aumônier agréé lors de sa détention au centre pénitentiaire de Châteauroux ; que s’il résulte de l’instruction qu’un assistant spirituel a pu bénéficier d’un permis de visite afin de s’entretenir avec M. X, l’administration pénitentiaire a expressément informé ce dernier, par courrier du 8 août 2007, que le permis de visite lui était attribué « en tant qu’ami de Monsieur X et non en qualité de ministre du culte » ; que M. X soutient en outre, sans être contesté, que ces rencontres n’ont pas pu lui permettre de bénéficier d’une assistance spirituelle dès lors que son assistant spirituel et lui-même se sont vu interdire la possibilité de se munir d’ouvrages religieux lors desdites rencontres au parloir ; qu’il résulte de ce qui précède que M. X a, durant sa détention, été privé de son droit à des offices religieux se déroulant dans un local adapté à cet effet, comme en bénéficient les détenus qui disposent d’un tel aumônier ; que l’administration ne démontre pas en quoi l’autorisation de ces services religieux exceptionnels ou le prêt d’une salle adaptée serait impossible tant sur le plan matériel qu’organisationnel, ou risquerait de porter atteinte à la sécurité, d’autant que les détenus d’autres religions qui disposent d’un aumônier agréé, peuvent accéder à ces avantages ;

7. Considérant, en troisième lieu, qu’il est constant que M. X a été privé, lors de sa détention, de l’accès aux revues religieuses qui lui étaient transmises ; que, contrairement à ce que soutient le garde des sceaux, ministre de la justice, la seule circonstance selon laquelle les dispositions alors applicables de l’article D. 439 du code de procédure pénale ne visent pas expressément les « revues » ne fait pas obstacle à ce que les revues religieuses soient regardées comme des objets de pratique religieuse ou des livres nécessaires à la vie spirituelle des personnes détenues ; qu’en outre, les dispositions alors applicables de l’article D. 444 du code de procédure pénale disposent que les détenus peuvent se procurer par l’intermédiaire de l’administration les journaux, périodiques et livres de leur choix sous réserve que ces publications ne contiennent pas de menaces précises contre la sécurité des personnes ou celle des établissements pénitentiaires ; que, dès lors, en l’absence de toute menace pour la sécurité invoquée à l’encontre des revues de l’association des Témoins de Jéhovah, l’administration pénitentiaire ne pouvait les retenir ou refuser de les distribuer ;

8. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que M. X est fondé à soutenir que l’administration a commis des fautes en lui refusant le bénéfice d’un aumônier agréé, en le privant des droits afférents à ce statut et, enfin, en retenant la littérature religieuse émanant des Témoins de Jéhovah qui lui était adressée ; que ces fautes, qui portent atteinte à la liberté de religion du requérant, sont de nature à engager la responsabilité de l’État ;

En ce qui concerne les préjudices :

9. Considérant que M. X demande au tribunal de condamner l’État à lui verser la somme globale de 11 460 euros représentant des indemnités journalières de 15 euros courant sur les 764 jours de sa détention au centre pénitentiaire de Châteauroux, au titre des préjudices subis du fait du non-respect de sa pratique religieuse ; que M. X doit être regardé comme invoquant, en l’espèce, avoir été victime, de ce fait, d’un préjudice moral ; que les fautes de l’administration pénitentiaire ont nécessairement contribué à altérer les conditions de détention de M. X et de jouissance de son droit fondamental d’exercer une pratique religieuse ; que, par suite, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi à ce titre en lui accordant une indemnité de 3 000 euros ;

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

10. Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’État la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par M. X et non compris dans les dépens ;

DECIDE :

Article 1er : L’État est condamné à verser une somme de 3 000 euros (trois mille euros) à M. X au titre des préjudices subis par lui lors de sa détention.

Article 2 : L’État versera une somme de 1 500 euros (mille cinq cents euros) à M. X en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à M. X et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l’audience du 19 février 2015 où siégeaient :

 Mme Jayat, président,

 M. Girard, premier conseiller,

 M. Panighel, conseiller,

Lu en audience publique le 5 mars 2015