« Dans un autre ordre d’idées, les prisonniers, adeptes des Témoins de Jéhovah ou disciples de philosophies non considérées comme des religions pourront recevoir le réconfort spirituel de personnes agréées, au même titre que les catholiques le secours d’un prêtre [1]. » » Une telle réforme préparée par le ministère de la Justice constitue un exemple d’application libérale de la laïcité. Selon le Lexique des termes juridiques 2011, la laïcité est un « principe d’organisation et de fonctionnement des services de l’État et de toutes les autres personnes publiques, selon lequel l’État est non confessionnel », ce qui implique que l’État « ne doit favoriser ou défavoriser la propagation des croyances ou des règles de vie en société d’aucune religion [2] ». Par conséquent, les détenus devraient disposer d’un aumônier agréé, quelles que soient leurs convictions. Hélas, cette annonce de modifications du Code de procédure pénale en vue d’améliorer la vie carcérale a été prononcée en 1985 et elle a rencontré de nombreux obstacles pour être effective aujourd’hui.
Alors que l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 prévoit l’organisation de services d’aumôneries et impose à l’État d’y contribuer pour « assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics, tels que […] les prisons », les droits des témoins de Jéhovah dans ce milieu ont plutôt régressé depuis cette époque-là. Selon Jean-Claude Pons, porte-parole du Consistoire national des témoins de Jéhovah : « Il y a plus d’une vingtaine d’années en arrière, il y avait des objecteurs de conscience Témoins de Jéhovah dans les prisons. Et à l’époque, les ministres du culte pouvaient leur rendre visite et avoir des salles dans lesquelles le culte était exercé [3]. »
Pourtant, les choses se sont compliquées un peu après 1995. Dans l’ouvrage collectif Réveil du religieux – Éveil de la société, Mes Philippe Goni et Michel Trizac ont analysé les différents courriers de l’administration pénitentiaire refusant à ce mouvement toute intervention cultuelle en prison. Les extraits reproduits les ont amenés au constat suivant : « Ainsi, l’explication du changement de point de vue de l’administration pénitentiaire à l’égard des Témoins de Jéhovah doit être recherchée du côté de leur classification comme “secte” dans un rapport parlementaire, et cela alors même qu’un “rapport parlementaire n’a aucun effet juridique et ne peut servir de fondement à aucune action pénale ou administrative [4]”. »
L’agrément des aumôniers pour le culte des témoins de Jéhovah est considéré comme « l’une des dernières étapes de leur relative normalisation dans le milieu cultuel français [5] ». Tandis que les juridictions administratives se sont positionnées unanimement en leur faveur, la Garde des Sceaux a dû se conformer à la laïcité française dans cette affaire, pour laquelle le ministère de l’Intérieur avait estimé que « dès lors que le Conseil d’État a à plusieurs reprises confirmé le statut d’association cultuelle des Témoins de Jéhovah, que ces derniers ne troublent pas l’ordre public, il y a dorénavant une vraie question que va devoir trancher la chancellerie [6] ».
Pourquoi la nécessité d’un agrément d’aumôniers ?
Les détracteurs de cette confession ont saisi l’occasion d’objecter un nouveau reproche : comment se fait-il que les témoins de Jéhovah, qui se prétendraient irréprochables, comptent des fidèles en prison ?
Premièrement, les témoins de Jéhovah s’efforcent de suivre des normes de moralité élevées, mais ils n’affirment en aucun cas être infaillibles. Il peut arriver à n’importe lequel d’entre eux de « péter les plombs » dans des circonstances exceptionnelles ou de s’engager à un moment donné de leur vie dans une mauvaise voie. L’ironie dans tout cela, c’est que l’un des principaux arguments pour refuser l’admission de leurs aumôniers, c’est justement qu’il n’y aurait pas assez de détenus revendiquant cette foi. Et puis, viendrait-il à l’idée de juger le catholicisme, chaque Église protestante ou l’Islam en menant une étude comparative sur les convictions religieuses de l’ensemble des criminels présents dans les établissements pénitentiaires ?
Deuxièmement, il est parfois arrivé que des personnes se dénoncent auprès de la police et révèlent des crimes passés, parce que leur étude de la Bible a réveillé leur conscience. Une affaire retentissante révélée par la presse nationale en 1991 illustre parfaitement une telle situation. Alors que le décès accidentel de sa compagne n’avait laissé aucun doute deux ans plus tôt, un agent des télécommunications est passé aux aveux du meurtre qu’il a commis, pris de remords lorsqu’il s’est converti aux témoins de Jéhovah [7]. Ce trentenaire sera finalement condamné à dix ans de réclusion criminelle [8]. D’autres cas similaires ressortent de temps en temps dans l’actualité, comme ce « Mulhousien, poussé par la lecture de la Bible à se rendre au commissariat de police pour avouer une série de vols », après « avoir fait récemment la rencontre d’un témoin de Jéhovah [9] ».
Troisièmement, il s’agit la plupart du temps de sympathisants qui ont déjà eu des échanges plus ou moins soutenus avec ces prédicateurs et qui souhaitent réformer leur vie en reprenant contact avec la religion. C’est ce qu’explique René Schneerberger, qui intervient depuis 1999 en tant que visiteur de prison dans le centre de Bapaume (Pas-de-Calais) : « Le plus souvent, ce ne sont pas des témoins de Jéhovah, mais en tout cas ils sont pratiquants. Ce sont des personnes qui nous connaissaient avant leur incarcération, mais elles ne s’étaient pas spécialement intéressées à la question religieuse parce que leur mode de vie les accaparait par ailleurs. En prison, ils ont demandé à être visité pour connaître et approfondir la foi des témoins de Jéhovah et repenser leur rapport à Dieu [10]. » C’est justement ce que critiquait un surveillant du centre de détention de Muret en Haute-Garonne, le fait que le détenu indemnisé pour impossibilité de rencontrer un aumônier n’était même pas témoin de Jéhovah à son arrivée en prison [11]. Une autre affaire en justice concerne également une personne qui n’est pas témoin de Jéhovah et à qui l’administration pénitentiaire a refusé pendant sept ans l’accès à un aumônier de ce culte [12].
Sachant que des ministres du culte arrivent déjà à rencontrer des prisonniers qui en font expressément la demande, pourquoi demandent-ils un agrément officiel de l’administration pénitentiaire ?
D’une part, pour faire cesser les entraves qu’ils rencontrent dans certains établissements pour approcher des personnes intéressées par leur assistance spirituelle. Toutes sortes de prétextes ont été utilisés : les visites au parloir ont été purement et simplement interdites par les uns, parce qu’elles ne seraient pas de nature à favoriser l’insertion sociale du détenu [13] ; d’autres ne les ont pas autorisés à apporter une Bible ou tout autre ouvrage religieux [14] ; des personnes simplement abonnées à leurs magazines publics La Tour de Garde et Réveillez-vous ! en ont été privées, en invoquant un prétendu caractère sectaire [15]. Certes la Justice a ponctuellement annulé ces décisions contraires à la liberté de culte, mais cela n’empêchera pas d’autres mesures semblables de se reproduire ailleurs. Une autorisation officielle délivrée par la Chancellerie assurerait un meilleur respect de la pratique religieuse des témoins de Jéhovah (ou de leurs sympathisants) en milieu carcéral.
De plus, d’autres comportements de la part des gardiens tentent d’intimider les demandeurs de telles rencontres afin de les contraindre indirectement à y renoncer, sans constituer une interdiction franche. Interrogé par le Groupement Étudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées (GÉNEPI), Me Michel Trizac signale certaines pratiques dégradantes subies par des victimes qu’il a défendues : « Les personnes détenues, lorsqu’elles se rendent au parloir pour rencontrer les ministres du culte, sont la plupart du temps soumises aux fouilles intégrales, l’administration pénitentiaire arguant du fait que le parloir est un lieu sensible à cause du contact avec l’extérieur. On comprend donc la réticence des témoins de Jéhovah à rencontrer leur ministre du culte si cette rencontre est soumise à la fouille avec, on le sait, le sentiment d’humiliation que celle-ci entraîne sur les détenus [16]. »
Le Tribunal administratif de Poitiers a fermement condamné de tels agissements en 2012. D’abord le juge des référés [17] a suspendu en janvier ces pratiques illégales, en rappelant que la Convention européenne des droits de l’homme prohibe formellement tout traitement inhumain ou dégradant. Il ajoute que la loi votée en novembre 2009 autorise les fouilles intégrales seulement dans deux situations bien précises : lorsque le détenu est soupçonné d’avoir commis une infraction, telle que l’introduction dans la prison d’objets interdits ; lorsqu’il y a un risque avéré pour les autres en raison de son comportement. Plus tard, le juge du fond a également protégé un détenu, qui subissait chaque semaine une mise à nu et un examen corporel des plus intimes, à chaque fois qu’il voulait rencontrer l’aumônier témoins de Jéhovah au parloir. Pour le Tribunal administratif de Poitiers, le plaignant ne présentait ni un comportement ni une dangerosité qui pouvait justifier de telles fouilles intégrales systématiques [18] .
D’autre part, le statut d’aumônier agréé offre un cadre plus propice aux discussions pastorales et aux pratiques cultuelles. Les rencontres avec un ministre du culte dans un parloir commun ne permettent aucun entretien privé, et encore moins confidentiel, ni les pratiques cultuelles telles que les chants religieux qui risqueraient de déranger les personnes alentour. René Schneerberger explique ce type de difficultés dans la revue Le Passe Murailles : « Dans une relation avec un aumônier, il peut se faire que la personne ait besoin de se confier. Or les détenus sont dans un parloir avec les familles. Ils ont toujours des craintes, fondées ou non, qu’au parloir ils soient surveillés, donc ils se sentent moins libres que dans un rapport privilégié avec un aumônier. Ils ne peuvent pas comme les autres détenus se confesser, aborder certains sujets dont ils ont envie de parler. Ils n’ont pas le sentiment de bénéficier de tous les droits accordés aux détenus. En outre, on ne bénéficie pas d’un cadre adapté à l’exercice du culte qui implique des actes comme la prière et les offices en groupe [19]. » Or, l’article R. 57-9-6 du Code de procédure pénale prévoit que les aumôniers s’entretiennent avec le fidèle « en dehors de la présence d’un surveillant, soit dans un parloir, soit dans un local prévu à cet effet, soit dans la cellule de la personne détenue ». Sans oublier que ces entretiens sont décomptés dans les limites du quota de visites familiales, alors que l’article précité prévoit que « Les personnes détenues peuvent s’entretenir, à leur demande, aussi souvent que nécessaire, avec les aumôniers de leur confession ».
Dans un récit paru en deuxième page du quotidien du soir Le Monde, Pascal Stanger a expliqué les principaux inconvénients liés aux rencontres dans un parloir : « Faute de permis de visite d’aumônier, je ne peux aller en prison qu’en tant que visiteur famille. Pendant dix ans, j’ai vu Michel au parloir, une grande salle avec de petites cloisons, au milieu des enfants, des couples qui s’embrassent. Ce sont des conditions difficiles pour aborder les sujets de foi et favoriser une démarche spirituelle. Nous étions souvent interrompus au bout de l’heure et demie réglementaire par le surveillant au moment où la discussion devenait la plus intéressante [20]. »
Une jurisprudence unanime
Si l’administration publique a tenté par tous les moyens de refuser cet agrément aux aumôniers témoins de Jéhovah, les juridictions administratives se sont toutes prononcées en faveur des droits fondamentaux de cette minorité chrétienne. D’ailleurs, comme le relève l’ouvrage de référence Droit français des religions, l’impossibilité d’exiger « que leurs revues soient remises à leurs adeptes durant les parloirs » apparaît comme « l’une des rares restrictions jugées légales par le juge administratif [21] ». Et encore, le problème en la circonstance résidait essentiellement dans le non respect de la procédure habituelle, laquelle impose qu’une demande d’abonnement soit préalablement adressée au directeur de l’établissement pénitentiaire par le détenu [22]. En une autre occasion, le Tribunal administratif de Lille avait annulé une décision de refus du directeur du centre de détention de Bapaume de distribuer des magazines édités par cette association cultuelle en considérant à juste titre que « le ministre n’allègue ni n’établit que ces revues présentaient par leur contenu un danger pour l’ordre public, la sécurité des personnes ou celle du centre de détention de Bapaume ; que, dès lors et sous cette réserve, compte tenu de ce qu’il n’appartient pas à l’administration de favoriser ou d’empêcher la diffusion de croyances religieuses, le motif de la décision du directeur du centre de détention selon lequel ces revues sont éditées par une congrégation dont le caractère sectaire a été reconnu par une commission d’enquête parlementaire n’est pas au nombre de ceux qui pouvaient justifier légalement l’interruption de leur diffusion, en tant qu’il méconnaît les principes de neutralité et de laïcité de l’État [23] ».
Parmi les premières affaires examinées, le Tribunal administratif de Paris a rendu deux jugements intéressants le 6 juillet 2007. Dans une demande individuelle, un fidèle avait demandé l’agrément en tant qu’aumônier des prisons. Le directeur régional des services pénitentiaires de Paris n’ayant même pas répondu et refusé plus tard de justifier sa position, le tribunal a jugé cette décision implicite de refus « entachée d’illégalité [24] ». Ensuite, au niveau national, l’Association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France avait écrit au ministère de la Justice pour obtenir une reconnaissance officielle sans obtenir de réponse. Lors de l’audition devant le tribunal, le ministre a avancé que les témoins de Jéhovah ne figurent pas sur « la liste limitative des cultes reconnus et officiellement autorisés telle qu’arrêtée par la circulaire ministérielle du 18 décembre 1997 relative à la nomination des aumôniers indemnisés des établissements pénitentiaires ». Le juge a rejeté cet argument erroné au regard du droit français et a donc enjoint le Garde des Sceaux de réexaminer la demande de l’association cultuelle dans un délai de deux mois [25].
Parallèlement, la Cour administrative d’appel de Bordeaux est intervenue dans une autre affaire, où le directeur du centre pénitentiaire de Châteauroux avait rejeté la demande d’un témoin de Jéhovah de visiter un détenu pour lui apporter l’assistance spirituelle réclamée. Sa réponse négative du 3 avril 2007 s’appuyait notamment sur « la circonstance que les Témoins de Jéhovah figuraient dans un rapport établi par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires où ils étaient identifiés comme mouvement sectaire, ne permettait pas de regarder les visites que M. X pourrait faire comme de nature à favoriser l’insertion sociale du condamné exigée par l’article D. 404 du code de procédure pénale ». La cour d’appel a confirmé le jugement du Tribunal administratif de Limoges, « selon lequel la décision attaquée serait entachée d’erreur de droit dès lors que pour rejeter la demande de permis de visite […] le directeur du centre pénitentiaire s’est borné à faire état d’un rapport d’enquête parlementaire [26] ».
De nouveaux refus étant opposés aux témoins de Jéhovah, le Tribunal administratif de Paris a encore donné tort à l’administration française dans cinq jugements rendus en juin 2010 [27]. En raison de l’appel interjeté par le ministère de la Justice, la Cour administrative d’appel de Paris a rendu cinq arrêts majeurs dans ces différents recours. Le 30 mai 2011, la cour administrative a confirmé par trois arrêts [28] l’annulation de ces décisions refusant d’accorder ce statut à la confession chrétienne. En premier lieu, elle a relevé « que l’association Les Témoins de Jéhovah de France bénéficiait du statut d’association cultuelle régie par la loi du 9 décembre 1905 susvisée, et que d’autre part, l’intéressé s’était vu reconnaître la qualité de ministre du culte ayant les compétences requises pour apporter une assistance spirituelle et religieuse aux détenus et célébrer les offices religieux ». Puis elle a rappelé qu’« aucune disposition législative ou réglementaire ne conditionne la désignation d’un aumônier à un nombre minimum de détenus susceptibles de recourir à son assistance spirituelle ». C’est pourquoi, « eu égard au pouvoir de l’administration pénitentiaire d’organiser les différents cultes en fonction des attentes de la population pénale et de la répartition au niveau interrégional des demandes d’agrément présentées par les ministres du culte concerné », les demandes devaient être examinées à nouveau dans un délai de deux mois, sous astreinte de 100 euros par jour de retard.
Dans une autre affaire jugée le même jour, l’indemnisation d’un détenu à hauteur de 3 000 € a été validée en appel, étant donné que « l’absence de prise en compte de façon locale des attentes religieuses, morales ou spirituelles des détenus, notamment de M. A, sont de nature à engager la responsabilité de l’État [29] ». Se réclamant de la foi des témoins de Jéhovah, il avait réclamé la visite d’un ministre du culte ainsi que la célébration exceptionnelle d’une fête religieuse annuelle, ce que lui a refusé pendant un certain temps le centre de détention du Muret (Haute-Garonne). Éric Péchillon, maître de conférence à l’Université de Rennes I, tire les conséquences de cet arrêt dans le Recueil Dalloz : « L’administration pénitentiaire peut voir sa responsabilité engagée dès l’instant où n’est pas satisfaite une demande à être visité par un représentant du culte de son choix. L’entrave à la pratique d’une religion (dans un service public laïc) est constitutive d’une faute dès lors qu’un retard est imputable à l’Administration dans la délivrance de l’agrément ou dans l’organisation matérielle des rencontres spirituelles. Seule l’impossibilité technique de procéder à un rite ou l’invocation d’un risque de trouble à l’ordre de l’établissement peuvent justifier un refus [30]. »
Le 27 juin 2011, la Cour administrative d’appel de Paris s’est également prononcée sur l’agrément d’un aumônier national des témoins de Jéhovah [31]. Forte de l’annulation par le juge administratif du précédent refus ministériel, l’Association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France avait renouvelé sa demande en vue de bénéficier d’un aumônier bénévole par région pénitentiaire et, à défaut, d’un aumônier bénévole national. Malgré la première désapprobation du Tribunal administratif de Paris en date du 6 juillet 2007, le Garde des Sceaux s’était de nouveau abstenu de répondre au courrier du 19 décembre 2007 dans les deux mois. La cour administrative d’appel a confirmé le jugement de première instance annulant cette décision implicite de refus. Premièrement, tandis que de manière surprenante le bénévolat semblait déranger le ministre, l’arrêt a établi qu’« il ne ressort pas des dispositions précitées, ni d’aucun autre texte législatif ou réglementaire, que les aumôniers des prisons ne pourraient pas être bénévoles, seulement défrayés des simples dépenses exposées à cette occasion ». Deuxièmement, la participation d’auxiliaires bénévoles d’aumônerie nécessite l’existence préalable d’aumôniers titulaires, objet logique de la demande de l’association cultuelle. Troisièmement, malgré l’absence de dispositions légales en ce sens au jour de la décision litigieuse, la mise en place d’un aumônier national pour les principaux cultes a été constatée dès 2004, tandis qu’un arrêté ministériel publié au Journal officiel en 2005 prévoit même les indemnités pour de tels officiers du culte. En outre, l’instance nationale des témoins de Jéhovah laissait à l’administration toute latitude dans l’organisation de leur culte au sein des établissements pénitentiaires en fonction des besoins, d’où l’irrecevabilité du motif de difficultés matérielles évoquées par le Garde des Sceaux.
En tant que Premier conseiller de la Cour administrative d’appel de Paris, Marie Sirinelli a estimé que ces décisions confortent le statut cultuel des témoins de Jéhovah, après avoir mentionné la jurisprudence administrative et européenne : « Les arrêts de la cour administrative d’appel de Paris se placent dans la lignée de cette reconnaissance progressive. L’arrêt du 27 juin 2011 relève, en effet, que l’administration n’apporte aucun élément de nature à établir que les activités de l’association ne seraient pas conformes à son objet, exclusivement cultuel, et note qu’il ne résulte pas de l’instruction que ces activités seraient contraires à l’ordre public. Ainsi, d’ailleurs, la cour juge-t-elle recevable l’action de l’association nationale, la demande d’un aumônier bénévole national étant jugé conforme à son objet cultuel [32]. »
L’argumentation des autres cours administratives d’appel ainsi saisies [33] a suivi à chaque fois la même logique, dans des termes quasiment identiques : la demande pouvait être instruite, puisque « l’association Les Témoins de Jéhovah de France bénéficiait du statut d’association cultuelle régie par la loi du 9 décembre 1905 » et « l’intéressé s’était vu reconnaître la qualité de ministre du culte ayant les compétences requises pour apporter une assistance spirituelle et religieuse aux détenus et célébrer les offices religieux » ; le nombre insuffisant de détenus ne peut légalement justifier cette décision administrative, car « si la liberté de culte en milieu carcéral s’exerce sous réserve des prérogatives dont dispose l’autorité administrative aux fins de préserver l’ordre et la sécurité au sein des établissements pénitentiaires, aucune disposition législative ou réglementaire ne conditionne la désignation d’un aumônier à un nombre minimum de détenus susceptibles de recourir à son assistance spirituelle ».
En réalité, le prétexte de l’insuffisance de demandes d’assistance spirituelle des témoins de Jéhovah manque de pertinence. Dans les faits, cette exigence non prévue par la loi n’est pas imposée de manière impartiale à toutes les religions. C’est ainsi que les pouvoirs publics ont sollicité de leur propre initiative l’Union bouddhiste de France dans l’intention de nommer plusieurs aumôniers de leur confession [34]. Or, comme l’admet l’union bouddhiste qui se trouve ainsi prise au dépourvu, les demandes ne dépassent pas quelques dizaines par an. Pour comparaison, les témoins de Jéhovah en comptent une centaine, selon le même article paru dans Le Monde.
Avec une telle cohérence de la jurisprudence, il restait peu de doutes sur la position du Conseil d’État, qui allait trancher définitivement ce conflit juridique.
Autres avis officiels et indépendants
En 2010, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE, fusionnée désormais avec le Défenseur des droits) a conclu, elle aussi, que les refus d’autoriser un ministre du culte témoin de Jéhovah à apporter à un détenu un accompagnement religieux et d’agréer celui-là en qualité d’aumônier sont constitutifs d’une discrimination fondée sur les convictions religieuses. Le Collège a donc recommandé au Garde des Sceaux « de rendre possible les pratiques cultuelles en milieu carcéral sur des critères objectifs et de les mettre en œuvre de façon effective au sein des établissements pénitentiaires, sans autre limite que celles imposées par la sécurité et le bon ordre de l’établissement [35] ». Professeur des universités, Martine Herzog-Evans commentait ainsi dans la revue Actualité juridique Pénal l’unique argument qui aurait été valable, s’il avait été démontré par des faits établis : « Les seules causes pertinentes qui eussent permis dans les espèces ici commentées d’autoriser les discriminations dont faisait l’objet le culte Jéhovah étaient celles-là même que tolère l’article 9 § 2 de la Convention EDH, soit des risques pour la sécurité et l’ordre public. Or, contrairement à d’autres cultes non identifiés comme majeurs et qui font régulièrement l’actualité par leurs agissements troubles (escroquerie, violences…), les témoins de Jéhovah sont manifestement discrets et respectueux des lois de la République. C’était la conclusion de la HALDE. Le commissaire du gouvernement Célérier notait, quant à lui, dans l’affaire parisienne précitée qu’il appartenait au ministre de la Justice de démontrer, qu’il y avait eu une telle atteinte à l’ordre public, ce qu’il ne pouvait naturellement faire. Il ajoutait que précisément, rien ne permettait de soutenir que les témoins de Jéhovah constituassent une telle menace pour l’ordre public [36]. »
Dans son avis du 24 mars 2011 publié au Journal officiel [37], le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a dénoncé clairement les difficultés rencontrées par ce culte. S’il ne nomme aucune religion dans son rapport, le choix de la jurisprudence et la description précise de la situation permettent de comprendre aisément de qui il s’agit : « D’une part, si elle n’a évidemment pas à déterminer elle-même quel groupement ou confession prétendue a ou non le caractère d’un culte, elle doit se plier à la reconnaissance par le juge du caractère cultuel de personnes morales dès lors qu’elles ont été qualifiées comme tel. À titre d’illustration, il en va ainsi de l’une d’elles dont le juge a qualifié non seulement d’exercice public d’un culte certaines activités auxquelles elle se livrait (cour administrative d’appel de Lyon, 18 janvier 1990), mais a reconnu à certains de ses regroupements le caractère d’association cultuelle (Conseil d’État, section, 23 juin 2000, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, n° 215 109), au sens du titre IV de la loi du 9 décembre 1905, comme l’ont fait aussi des organismes administratifs (par exemple la Commission consultative des cultes, séance du 26 octobre 2001). Ces décisions l’emportent évidemment sur l’orientation “sectaire” que l’on a attribuée, antérieurement, à des manifestations de ce même culte. »
Effectivement, les témoins de Jéhovah ont obtenu le statut d’association cultuelle, d’abord du juge administratif puis du ministère de l’Intérieur. Or cette reconnaissance nécessite l’exercice exclusif d’un culte et l’absence d’un quelconque trouble à l’ordre public, contrôlé non seulement dans l’objet statutaire mais également dans les activités effectives de l’ensemble de leurs associations locales et nationales. Ils peuvent dès lors prétendre à l’agrément de leurs aumôniers, sans que leurs interventions dans les prisons risquent de poser le moindre problème.
Pourtant, d’autres moyens ont été envisagés par l’administration pour empêcher ces droits prévus par la législation française. Déjà en 2008, le directeur de l’administration pénitentiaire signalait à Georges Fenech que « pour se conformer à cette jurisprudence administrative, tout en se réservant des risques de prosélytisme, il est envisagé de créer un statut intermédiaire de “visiteur cultuel” sans tous les droits d’accès réservés aux aumôniers agréés [38]. » Plus récemment, le président de la Miviludes a proposé quant à lui de créer des « parloirs cultuels », afin de satisfaire la liberté de croyance des prisonniers tout en limitant l’accès des ministres du culte en milieu carcéral [39].
Il est évident que cela n’aurait fait que contourner le problème de fond, qui est condamné à chaque fois par la Justice française : on refuse à cette minorité religieuse les mêmes droits que les grandes confessions, sans apporter de motif convaincant. Aussi l’avis relatif à l’exercice du culte dans les lieux de privation de liberté a-t-il formellement exclu cette possibilité au nom du principe de laïcité qui s’impose aux établissements pénitentiaires : « D’autre part, l’administration ne peut davantage, au motif qu’une religion est minoritaire, donner un statut minoré aux aumôniers. Dès lors qu’une religion est regardée comme telle par le droit applicable, ses aumôniers doivent pouvoir disposer, comme tous les autres aumôniers, de prérogatives identiques et ne sauraient être cantonnés, par exemple dans les établissements pénitentiaires, à un statut de visiteur, qui conduit à une “religion du parloir” […] Telle est la seule interprétation possible des textes, […] sauf à imaginer précisément que, dès lors que le caractère de culte est reconnu à des activités de cette personne morale, l’administration, abandonnant le principe de laïcité qui devrait trouver ici son plein exercice, s’érige en autorité responsable de l’appréciation de savoir quels cultes peuvent être admis et avec quelles prérogatives dans les lieux de privation de liberté [40]. »
De même, une note de jurisprudence publiée dans la revue Actualité juridique Droit administratif a rejeté cette possibilité, considérée comme contraire à la notion de laïcité : « Cette préconisation ne peut satisfaire le respect de la loi de séparation des Églises et de l’État, les dispositions du code de procédure pénale ainsi que la spécificité de laïcité à la française [41]. »
Un danger ou une œuvre d’utilité publique ?
Est-ce vraiment la crainte d’un danger pour les individus incarcérés qui motive une telle opposition à l’entrée d’aumôniers témoins de Jéhovah en prison ? Loin d’avoir perturbé le fonctionnement des établissements pénitentiaires, les objecteurs de conscience emprisonnés avant la réforme du service militaire contribuaient plutôt au bon déroulement des services internes. Ayant suivi de près ces dossiers, Mes Philippe Goni et Michel Trizac, avocats à la Cour d’appel de Paris, peuvent confirmer que ces jeunes ne provoquaient aucun trouble : « Pendant toute cette période, l’administration pénitentiaire n’a pas émis la moindre plainte à l’encontre de cette population carcérale très particulière. Bien au contraire, celle-ci a constitué une main d’œuvre de confiance largement utilisée pour le fonctionnement de ses établissements. Respectueuse des convictions de ces détenus réfractaires au service militaire, l’administration pénitentiaire leur accordait de nombreuses facilités pour pratiquer leur culte en prison : mise à disposition de salles de réunions, tenue d’offices religieux, visites régulières et sans restriction de ministres du culte Témoins de Jéhovah, de facto aumôniers [42]. »
Ces jeunes chrétiens avaient gagné une telle confiance qu’ils s’étaient vu confier diverses tâches utiles. À tel point que, lorsque le ministère de la Défense a trouvé une solution pour que ces objecteurs de conscience effectuent d’office un service civil de remplacement, la perte de ces bonnes volontés a suscité certains regrets : « Dans l’immédiat, les plus à plaindre sont les directeurs d’établissements pénitentiaires. Ils risquent en effet d’être orphelins de leurs plus zélés supplétifs. Détenus modèles, les Témoins de Jéhovah dévolus à des missions de confiance contribuaient largement à faire “tourner” les maisons d’arrêt [43]… »
Au lieu de représenter une menace, l’enseignement et l’accompagnement régulier des témoins de Jéhovah apportent aux anciens criminels des repères et des valeurs morales bienvenus pour leur future réinsertion. René Schneerberger explique en quoi consiste sa mission pastorale : « Le message biblique se justifie pleinement dans les prisons. J’apprends aux gens le respect des autres, aimer son prochain, rejeter toute violence… Ce sont souvent des personnes qui, ayant subi la violence dans leur jeunesse, sont devenues violentes par réaction. La religion leur permet de se remettre en cause, d’évoluer. Concernant leur réinsertion, je pense que c’est même un avantage. La foi les apaise et les aide à regarder les autres différemment : c’est-à-dire avoir un regard plus chrétien, respectueux de la dignité humaine [44]. » D’une manière générale, les aumôniers ont un rôle utile dans les prisons pour apaiser les détenus, qui les respectent réellement. Le directeur du centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin en Seine-et-Marne apprécie particulièrement la mission des aumôniers représentant différentes confessions : « C’est une chance de les avoir. Ils sont agréés par le ministère de la justice et délivrent des messages positifs. Ils répondent aux questions existentielles que se posent les détenus. Leur présence évitent que certains véhiculent des messages religieux extrémistes [45]. » L’arrivée de ministres du culte des témoins de Jéhovah contribue aussi à calmer les tensions : « Plus les détenus sont occupés, mieux c’est. […] Depuis peu, un aumônier des témoins de Jéhovah vient en plus de ceux qui accompagnent les musulmans et les catholiques. Chacun a le droit de pratiquer son culte [46]. »
Un récit frappant dans les colonnes du journal Le Monde illustre les bienfaits de ce credo, grâce à l’histoire d’un criminel classé « irrécupérable » qui a profondément changé son comportement avec l’aide d’un visiteur des prisons témoin de Jéhovah [47]. Ce « détenu jugé perdu pour la société » a été condamné en 1989 à une peine de prison à perpétuité pour avoir commis un meurtre et deux viols. Il avait déjà passé dix ans en prison pour des faits similaires dans les années 1970 et il en était ressorti avec la même absence de remords, incapable d’admettre la moindre culpabilité. Cette fois-ci, sous l’influence de sa mère, il a accepté de lire des ouvrages diffusés par les témoins de Jéhovah puis de recevoir la visite d’un ministre du culte. Peu disposé à converser au début, il a fallu trois ans pour qu’il s’ouvre à son aumônier Pascal. Au bout de dix années d’échanges spirituels au parloir, subissant deux fouilles intégrales à chaque fois, les textes de la Bible lui ont permis de se réformer complètement : « J’y ai pris conscience que l’autre n’était pas un objet mais un être souffrant. Et qu’il y avait la possibilité de remettre les choses en ordre. Cela m’a pacifié. » Ce septuagénaire se trouve sous liberté conditionnelle depuis 2005 et témoigne aujourd’hui à qui veut l’entendre « qu’il n’y a pas d’endroit dont on ne revient pas ».
Cette assistance spirituelle constitue dès lors une œuvre d’utilité publique, qui est autorisée et appréciée dans divers pays d’Europe. Par exemple, l’Italie les autorise à assurer un service d’aumônerie dans les centres de détention depuis les années 1980 [48]. Quant à l’Ambassade de France en Autriche, elle a constaté que « les Témoins de Jéhovah sont très actifs dans le domaine carcéral et on relève un taux de resocialisation plus élevé là où ils interviennent [49] ».
Quand l’injonction du juge devient nécessaire
Face à l’entêtement injustifié du ministère de la Justice à appliquer la jurisprudence administrative, le Tribunal administratif de Paris s’est trouvé devant la nécessité d’user de son pouvoir d’injonction pour assurer la liberté de culte en France [50]. Dans son jugement du 17 mai 2013, le juge du fond a enfin ordonné au ministre de la Justice « de délivrer à l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France des agréments d’aumôniers bénévoles des établissements pénitentiaires dans un délai d’un mois à compter du présent jugement, sous astreinte de 500 euros par jour de retard [51] ». Dans un autre jugement rendu le même jour, le tribunal a fait la même injonction au directeur interrégional des services pénitentiaires de Paris en faveur d’un ministre du culte des témoins de Jéhovah, à la suite d’une requête provenant d’un détenu qui souhaitait la visite d’un tel aumônier [52].
Cette possibilité avait été suggérée bien avant par Jean-Marie Woehrling dans la revue Société, Droit & Religion publiée par le CNRS en 2010. Il y exprimait le regret que le juge administratif se contente généralement d’annuler la décision illégale et de demander le réexamen de la demande : « L’administration pourra donc traîner les pieds, refuser une nouvelle fois l’agrément sollicité et retarder de quelques années l’octroi de ce qui aujourd’hui déjà apparaît comme un droit [53]. » Selon la chronique de ce président de tribunal administratif honoraire, ces magistrats auraient pu utiliser leur pouvoir d’injonction prévu par l’article L 911-1 du Code de justice administrative : après avoir interrogé l’administration sur d’éventuels arguments supplémentaires qui justifieraient un refus, ils peuvent lui enjoindre de délivrer l’acte demandé s’ils estiment qu’aucun d’entre eux n’est valable au regard du droit.
Préférant à nouveau faire appel, le Garde des Sceaux n’a pas paru disposé à appliquer cette injonction. Afin de répondre à une demande urgente d’assistance spirituelle exprimée par un détenu placé sous mandat de dépôt, pour rencontrer un aumônier témoins de Jéhovah avant son procès prévu le 18 juin 2013, le juge des référés a été saisi dans le cadre du référé-liberté [54]. Dans une ordonnance datée du 13 juin 2013, le Tribunal administratif de Paris a demandé au ministère de la Justice, par l’intermédiaire du directeur interrégional des services pénitentiaires de Paris, d’accorder un agrément provisoire au requérant dans un délai de 24 heures, sous astreinte de 200 euros par jour de retard [55].
Selon la journaliste Stéphanie Le Bars, chargée de l’actualité religieuse au quotidien Le Monde, les témoins de Jéhovah auraient finalement obtenu un agrément d’un mois pour autoriser leur aumônier bénévole à entrer en prison, comme l’a signalé son compte Twitter dans la soirée du 18 juin 2013 [56].
Le Conseil d’État tranche en faveur de l’agrément des aumôniers
Défendant les libertés fondamentales de tout culte sans autre distinction que les limites de l’ordre public, le Conseil d’État a réuni les neuf pourvois du ministère de la Justice et a rendu le 16 octobre 2013 un arrêt unique [57], qui les a tous rejeté en concluant que les refus de l’administration pénitentiaire manquaient de base légale. Il a ainsi entériné la jurisprudence unanime des juges du fond en faveur de l’agrément des aumôniers représentant le culte des témoins de Jéhovah en milieu pénitentiaire.
Pour justifier sa décision, le juge suprême a d’abord rappelé les fondements de notre droit : l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 établit que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public » et l’article 1er de la Constitution française dispose que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » et « respecte toutes les croyances ». Appliquant concrètement le code de procédure pénale qui prévoit que « chaque détenu doit pouvoir satisfaire aux exigences de sa vie religieuse » et notamment « participer aux offices ou réunions organisés » par des aumôniers agréés, l’administration pénitentiaire doit « dans la mesure où les locaux le permettent et dans les seules limites du bon ordre et de la sécurité, permettre l’organisation du culte dans les établissements ».
Le Conseil d’État a ensuite jugé que les trois cours administratives d’appel n’ont pas commis d’erreur de droit en relevant que « l’insuffisance du nombre de détenus se revendiquant de la confession des Témoins de Jéhovah ne pouvait constituer un motif de nature à justifier un refus de délivrer un agrément en qualité d’aumônier ». Elle a rejeté en particulier l’argument du ministre s’appuyant sur le paragraphe 2 de la règle pénitentiaire européenne n° 29, laquelle reste « dénuée de portée normative » et « recommande simplement de proportionner le nombre d’aumôniers agréés au nombre de pratiquants » sans pour autant « permettre de fonder un refus d’agrément sur le faible nombre de pratiquants ». De plus, si l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 prévoit que les services d’aumônerie dans les prisons soient à la charge de l’État, rien n’empêche les aumôniers d’être bénévoles. Cet argument est d’autant plus étonnant que le ministère de la Justice aurait plutôt dû se réjouir de ces volontés bénévoles en cette période de restrictions budgétaires. Par conséquent, la demande adressée par l’Association cultuelle « les Témoins de Jéhovah de France » à l’autorité administrative compétente pour établir des aumôniers bénévoles pouvait être légalement entendue.
En outre, puisque « l’État avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité » en refusant l’assistance spirituelle de la part d’un ministre du culte des témoins de Jéhovah à un détenu, ce dernier a bien « subi un préjudice lui ouvrant droit à indemnisation ». Le seul motif qu’il « pouvait correspondre avec un représentant de son culte et en recevoir la visite dans les conditions de droit commun » ne pouvait suffire à l’écarter.
Dans ses conclusions recommandant le rejet des neuf pourvois, le rapporteur public s’était référé à la jurisprudence administrative qui a progressivement établi leur caractère cultuel, ainsi qu’à l’arrêt rendu le 30 juin 2011 par la Cour européenne des droits de l’homme condamnant la France pour violation de la liberté de religion à l’encontre de ce culte [58]. Delphine Hédary s’appuyait sur les grands principes assurant la liberté de culte et la laïcité. Elle rappelait entre autres que le Conseil d’État avait déjà reconnu à la liberté de culte le caractère d’une liberté fondamentale et que son arrêt du 5 juillet 2013 établissait clairement « que s’il résulte du principe de laïcité que celui-ci impose l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et le respect de toutes les croyances, ce même principe impose que la République garantisse le libre exercice des cultes ».
Les commentaires de la doctrine sont particulièrement intéressants et révélateurs de l’intégration des témoins de Jéhovah dans le paysage cultuel de notre pays. Selon La Semaine juridique, cette décision découle logiquement de la reconnaissance de leur caractère cultuel et de l’absence de menace à l’ordre public reconnus par la même juridiction : « L’étape ici franchie en 2013 est donc la conséquence de celle actée en 2000 : puisque les Témoins de Jéhovah sont appréhendés par la République comme une religion, ils peuvent et doivent bénéficier de l’ensemble des droits (fiscaux notamment mais aussi comme en l’espèce de participation) reconnus à toutes les religions. Or, celles-ci bénéficient notamment de la possibilité, dans les enceintes pénitentiaires (mais aussi dans d’autres lieux de services publics comme les hôpitaux et les milieux scolaires), de faire intervenir des aumôniers de leur culte et ce, afin de que les usagers desdits services publics puissent exercer leur religion [59]. » De même pour la Revue française d’administration publique : « Cette décision est la suite logique de sa jurisprudence par laquelle il a reconnu le statut d’association cultuelle aux Témoins de Jéhovah, en l’absence d’activités portant atteinte à l’ordre public [60]. » Quant au maître de conférence Éric Péchillon, il souligne dans la revue Actualité juridique Pénal la nécessaire égalité de traitement entre les religions : « Par ce biais, ils souhaitaient être traités de la même manière que l’ensemble des autres religions. Le ministère de la Justice ne pouvait donc s’appuyer sur une règle européenne, dénuée de portée normative, pour instaurer un quota proratisé d’agréments. Il existe une égalité entre les religions [61]. »
Normalisation du culte des témoins de Jéhovah
À la suite de cet arrêt du Conseil d’État, les témoins de Jéhovah ont pu obtenir des aumôniers des prisons agréés par l’administration pénitentiaire. « Pour la première fois nous avons eu la possibilité d’avoir des agréments », rapporte dans la presse le premier aumônier national de ce culte Jean-Marc Fourcault [62]. Une centaine d’aumôniers bénévoles se partagent ainsi le travail sur le territoire français. D’après les chiffres fournis par le ministère de la Justice, parmi les sept confessions agréées au niveau national, les témoins de Jéhovah comptaient au 1er janvier 2015 exactement 105 intervenants cultuels, qui ont pour mission « de célébrer les offices religieux, d’animer des réunions cultuelles et d’apporter l’assistance spirituelle aux personnes détenues [63] ».
Selon la Revue française de droit administratif, « cet arrêt, avec d’autres décisions du juge administratif, confirme la banalisation du culte des Témoins de Jéhovah en droit français sous l’influence de la Cour EDH [64] ». Quant à Frédéric Dieu, maître des requêtes au Conseil d’État, il a constaté dans le Recueil Dalloz que cet arrêt consacre la « normalisation » du mouvement des Témoins de Jéhovah, « qui se voit traité comme les cultes dits “traditionnels [65]” ». Il n’est d’ailleurs pas anodin si la presse dans sa majorité a mis de côté l’expression « secte » dans ses articles traitant de ces affaires juridiques pour les classer plus couramment sous le thème « religion [66] ».
Maître de conférences des universités, Pauline Vidal Delplanque y a constaté elle aussi « un premier pas vers l’intégration de cette croyance dans le droit des cultes », en remarquant que « cette normalisation est accentuée par la décision du bureau central des cultes au sein du ministère de l’intérieur de leur accorder le statut d’association cultuelle [67] ». Cependant, elle a estimé que ces arrêts commentés révèlent une discordance entre les autorités publiques et les juges : « Ainsi, force est de constater l’existence d’un hiatus entre la MIVILUDES, les juges nationaux et les autorités administratives indépendantes. Il ne s’agit pas de faire l’apologie d’un culte mais de reconnaître une stricte égalité des religions en France comme le souhaite la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 lorsque ces dernières ne portent pas atteinte au respect de l’ordre public. Il convient d’observer la difficulté à faire évoluer le droit des religions en se prononçant sur la reconnaissance d’un culte classé comme secte il y a de nombreuses années. Se dessinent pour les Témoins de Jéhovah des avancées pas à pas plutôt qu’un basculement dans le concept de cultes reconnus. Il est regrettable pour un État ayant inventé un concept unique de “laïcité à la française” de ne pas reconnaître comme incorporable au paysage religieux français le culte des Témoins de Jéhovah. »