Depuis son rattachement au ministère de l’Intérieur en 2020 et la crise sanitaire provoquée par la pandémie, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) a déployé une communication plus offensive et a obtenu une enveloppe importante pour offrir une plus large publicité à la lutte contre les dérives sectaires.
Mais parallèlement la Miviludes s’est fait recadrer à plusieurs reprises par le juge administratif, qu’il s’agisse de supprimer de ses rapports annuels des mentions entachées d’erreurs de fait ou de droit [1], ou bien d’annuler ses refus de communiquer certains documents administratifs à des associations de défense des libertés religieuses [2].
Le 11 juillet 2025, le Tribunal administratif de Paris a de nouveau enjoint au ministre de l’Intérieur de supprimer du Rapport d’activité 2021 de la Miviludes plusieurs prises de position non fondées à l’encontre des Témoins de Jéhovah.
C’est la cinquième fois depuis le début de l’année que cet organisme étatique est ainsi condamné. Et cette série de condamnations est loin d’être finie, puisque le récent Rapport 2022-2024 a persisté dans ces mêmes travers [3], malgré le rappel à l’ordre adressé à la Miviludes par un jugement définitif rendu un an plus tôt :
« il incombe à la Miviludes de respecter […] les obligations d’équilibre, d’impartialité et de neutralité qui s’imposent à toute autorité administrative et notamment de s’abstenir de publier dans son rapport annuel des informations erronées, à caractère mensonger ou diffamatoire [4] ».
Méconnaissance du fait religieux et du droit des cultes
Comme le précédent [5], le rapport pour l’année 2021 révèle une profonde méconnaissance du fait religieux et du droit des cultes, sans parler des problèmes de méthodologie [6].
Rien que le titre de la section consacrée aux Témoins de Jéhovah est discutable : « Témoins de Jéhovah : les lois de Dieu avant celles de la République [7] ». Les auteurs de ce rapport semblent ignorer que ce débat concerne la plupart des traditions religieuses. Plusieurs universitaires et intellectuels français ont remis en cause de tels discours politiques au cours de ces dernières années [8].
L’ouvrage de référence Droit français des religions résume très bien ce « conflit latent entre État et religion » :
« Dans la hiérarchie des sources du droit, du point de vue de la religion, la volonté de Dieu l’emporte sur la volonté des hommes, tout comme l’Écriture sur la Constitution. Les débats suscités par l’évolution des législations civiles relatives à l’avortement ou l’euthanasie en sont de bonnes illustrations [9]. »
Par ailleurs, les juristes connaissent bien cette question sensible qui relève généralement de « l’objection de conscience », qui est protégée par les textes internationaux relatifs aux droits de l’homme. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu ce droit à l’objection de conscience à des témoins de Jéhovah individuellement, tout comme leur droit de pratiquer leur culte collectivement malgré des lois qui restreignaient cette liberté fondamentale dans certains pays.
De même, lorsque la Miviludes reproche aux Témoins de Jéhovah d’avoir « un tribunal interne [10] », qui viserait à remplacer les juridictions judiciaires, elle ne sait manifestement pas que ce système de droit religieux existe dans les principales religions établies [11] : des tribunaux ecclésiastiques dans le catholicisme et l’orthodoxie, qui se basent sur leurs codes de droit canonique respectifs, des tribunaux rabbiniques (Beth Din) dans le judaïsme, etc.
En France, l’Église catholique a même créé son propre « tribunal pénal national » en décembre 2022. Le Figaro prend soin de préciser que « cette instance pénale de l’Église catholique ne se substitue en rien à la justice civile, qui peut être également saisie ; c’est une voie parallèle que peut saisir tout catholique [12] ».
Quant à la critique selon laquelle ils « encadrent strictement la vie de leurs membres [13] », non seulement elle est caricaturale, de nombreux domaines restant en réalité à la discrétion de chaque famille, mais surtout il s’agit d’une constante dans les grandes confessions :
« La plupart des religions sont organisées non seulement en vue de servir un culte à la divinité qu’elles honorent, mais dans le but de contrôler le comportement de leurs adeptes dans la vie quotidienne. Elles produisent un droit, dérivé des commandements religieux, prescrivant toute sorte de comportements relatifs à la vie quotidienne, à la vie familiale (mariage, éducation), à l’activité professionnelle, aux relations avec les autres membres de la communauté ou d’autres communautés. Elles prescrivent des comportements alimentaires, vestimentaires, des règles de sociabilité [14]. »
En réaction à ce véritable réquisitoire, les Témoins de Jéhovah ont engagé un recours administratif pour contester les nombreuses inexactitudes et informations biaisées qui ont été publiées dans le Rapport 2021 de la Miviludes à leur encontre [15].
Face au silence gardé par le ministre de l’Intérieur à cette demande de corrections, la Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France (FCTJF) a saisi le tribunal compétent, qui vient de rendre sa décision.
Les limites du recours pour excès de pouvoir
Dans son jugement du 11 juillet 2025, le Tribunal administratif de Paris a examiné les différents passages du Rapport d’activité 2021 de la Miviludes dont la suppression a été demandée par l’association cultuelle.
Cependant, le juge intervient dans les limites inhérentes à une procédure spécifique : le recours pour excès de pouvoir. Ainsi pose-t-il deux conditions nécessaires pour qu’il puisse imposer une possible rectification ou suppression de phrases ou expressions litigieuses :
- elles doivent être des mises en garde ou des prises de position de la Miviludes ;
- elles doivent être « de nature à produire à son égard des effets notables » ou « susceptibles d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles elles s’adressent ».
La juridiction parisienne a regroupé les allégations par thématiques pour juger si elles sont recevables au regard des deux conditions précitées. En cas de recevabilité, elle a pu vérifier dans le fond l’exactitude de ces affirmations afin de conclure sur leur éventuelle suppression.
La demande d’annulation de certains passages a été rejetée, parce que « la MIVILUDES se borne soit à présenter un constat de fait sans porter ce faisant une prise de position susceptible d’emporter des effets notables pour les Témoins de Jéhovah de manière suffisamment explicite, soit à citer entre guillemets une source ou à résumer la teneur d’un document qu’elle a consulté, qu’il s’agisse d’un rapport parlementaire, d’un témoignage ou compte-rendu d’entretien ou d’un article de presse, en en indiquant précisément la provenance, sans y associer explicitement une mise en garde ou une prise de position de sa part ».
Le magistrat prend soin d’ajouter que l’irrecevabilité est prononcée, « sans qu’ait d’incidence à cet égard, à la supposer établie, l’inexactitude des faits présentés par la MIVILUDES ou par les sources qu’elle mobilise ». En d’autres termes, son refus de supprimer ces extraits du rapport n’implique pas qu’il confirme leur bien-fondé ou leur exactitude.
Cette précision est la bienvenue pour éviter que les détracteurs des Témoins de Jéhovah retournent à leur avantage une décision judiciaire qui leur est globalement défavorable. Par exemple, bien que condamnées pour diffamation publique, certaines associations ont prétendu que la justice aurait validé les accusations pour lesquelles elles avaient été relaxées, alors que ce n’est pas forcément le cas [16].
En revanche, d’autres affirmations ont été retenues comme devant être retirées du rapport de la Miviludes, dans la mesure où les éléments apportés en défense par le ministre de l’Intérieur étaient non probants ou insuffisants face aux preuves exposées par la fédération.
Justice parallèle et non-dénonciation de crime ?
Premièrement, le tribunal administratif a jugé recevable la demande d’annulation du refus de modifier les extraits prétendant que les Témoins de Jéhovah auraient un système juridique interne qui se substituerait aux juridictions séculières et qu’ils ne procèderaient pas aux signalements de certaines infractions pénales à la Justice, en dépit d’une obligation légale.
Car présenter l’action du mouvement « comme contrevenant à la loi et pouvant avoir des conséquences négatives sur la santé et la sécurité des membres du mouvement, notamment les enfants » a sans conteste des effets notables sur la requérante.
En opposition aux trois témoignages apportés par le ministre (qui seraient corroborés par les travaux de la Commission royale australienne relative aux réponses apportées par les institutions aux atteintes sexuelles commises sur des mineurs, quelques articles de presse et d’autres publications sur Internet), la FCTJF a produit plusieurs éléments démontrant que les Témoins de Jéhovah se conforment bien à l’obligation de signalement en cas d’abus sur mineur de 15 ans :
- une série d’attestations sur l’honneur de ministres du culte témoins de Jéhovah (nommés « anciens ») confirment que des signalements aux autorités françaises ont déjà été réalisés ;
- un communiqué destiné aux fidèles, daté du 18 janvier 2008 et envoyé au ministre de la Justice, rappelait l’obligation de signalement prévue par la législation française et établissait que la procédure disciplinaire interne ne saurait se substituer aux poursuites éventuellement engagées par les pouvoirs publics [17] ;
- l’édition française du guide pastoral Prenez soin du troupeau de Dieu comporte depuis 2010 une section spécifique, indiquant explicitement l’obligation en France de signaler les cas d’abus sur mineur.
D’autres documents de référence publiés en 2018 et 2019 (donc bien avant le Rapport 2021) par les Témoins de Jéhovah, qui abordent plus en détail ces questions [18], prouvent aussi que des instructions ont été clairement données au niveau international pour garantir :
- la liberté des victimes et de leurs proches de porter plainte sans aucune pression [19],
- la dénonciation de tels faits aux autorités publiques par les ministres du culte, même s’ils n’en ont pas l’obligation légale, en fonction des circonstances et des législations locales [20].
Pour ces démarches légales, qu’elles soient effectuées par les victimes, leur famille, les responsables de l’assemblée locale ou toute autre personne, ladite « règle des deux témoins » ne s’applique pas [21].
De plus, le juge administratif relève à juste titre que « les travaux réalisés en Australie ne sont pas, par eux-mêmes, de nature à caractériser le rejet de la justice en France par les Témoins de Jéhovah ».
Il conviendrait sans doute de replacer ce rapport dans son contexte : cette commission d’enquête visait à l’origine l’Église catholique et a finalement mis en cause 3 489 institutions (religieuses pour la moitié). Elle a donc révélé un problème global, pour lequel le Premier ministre australien a présenté des excuses publiques au nom de la nation [22].
Les Témoins de Jéhovah sont donc loin d’être spécifiquement dénoncés par ce rapport, d’autant plus qu’une universitaire américaine a montré que la méthodologie utilisée dans leur cas particulier n’est pas juste, puisque sont pris en compte les cas d’abus sexuels intrafamiliaux, donc hors institution, contrairement aux autres organisations, religieuses ou non [23].
Le tribunal administratif conclut donc que ces accusations graves ne sont pas justifiées par des éléments pertinents :
« Dans ces conditions, alors que le ministre de l’intérieur ne verse aucun élément relatif à des enquêtes ou des poursuites pénales visant les Témoins de Jéhovah ou faisant état de non-respect des obligations de signalement, permettant notamment de corroborer les articles de presse et entretiens vidéo auxquels il renvoie, les trois seuls témoignages produits en défense ne permettent pas de contredire les éléments avancés par l’association requérante. »
D’où l’annulation du refus ministériel de supprimer les passages correspondants.
Consentement « juridiquement vicié » du patient ?
Deuxièmement, suivant une motivation similaire, l’association est jugée recevable pour les allégations à propos du consentement des fidèles aux transfusions sanguines, qui serait « juridiquement vicié » en raison de pressions exercées par des coreligionnaires.
Les deux seuls témoignages dont dispose le ministre sont écartés par le juge, estimant qu’ils « ne sont pas à eux seuls de nature à démontrer […] que le consentement des patients aurait été vicié par l’exercice de pressions ».
De son côté, l’association compte « douze attestations émanant de praticiens hospitaliers dans le secteur privé comme public faisant état de la prise en charge de Témoins de Jéhovah, qui ne relèvent pas l’existence de telles pressions ou toute autre atteinte à la liberté de choix du patient, qui peut le conduire à refuser de lui-même un traitement contraire à ses convictions religieuses ».
Le tribunal en déduit que la FCTJF est fondée à demander la suppression des extraits liés à ce sujet.
D’ailleurs, si le juge avait approfondi l’affaire d’Éloïse Dupuis, cette jeune mère décédée lors de son accouchement au Québec, il aurait pu constater que la Miviludes la présente d’une manière fallacieuse dans son rapport : elle ne reprend que les contestations personnelles d’ex-témoins de Jéhovah, tout en omettant volontairement l’actualité principale, c’est-à-dire les conclusions de l’enquête publique sur ce décès menée par le « coroner [24] » durant plusieurs mois.
En effet, dans l’article de presse référencé en note marginale du rapport [25], se trouve l’avis de cet officier public canadien qui contredit clairement la mission interministérielle :
« Certains prétendront que lorsqu’on fait partie d’une communauté religieuse qui interdit certains traitements médicaux, ces personnes ne sont plus libres de donner leur consentement, car il est biaisé par les idées religieuses et la peur des conséquences. Ces règles de vie qu’adopte une personne en accord avec sa foi, quelles qu’en soient les conséquences, ne rendent pas son consentement moins libre. Si la personne est majeure et saine d’esprit, il s’agit d’un choix personnel que respecteront les tribunaux [26]. »
Dans son rapport officiel, le coroner Me Luc Malouin atteste « que la communauté religieuse n’a pas eu d’influence indue dans le dossier » et « qu’il n’y a pas de “police du sang” ayant fait pression sur Éloïse Dupuis et sur le personnel médical [27] ».
En outre, il signale « qu’une transfusion sanguine ne lui aurait peut-être pas sauvé la vie [28] ». Son décès n’est donc peut-être pas dû à ce refus, étant donné que des dizaines de femmes meurent chaque jour d’hémorragies post-partum dans le monde [29].
Quant au ministre de la Santé, il rappelle que toute personne a le droit de refuser un traitement, puisse-t-il paraître vital :
« On attache un qualificatif émotif, religieux, alors que dans les faits, sans aucune raison religieuse, une personne saine d’esprit aurait eu aussi le droit de refuser ce traitement-là [30]. »
Généralisation à partir de témoignages isolés
Troisièmement, le juge analyse un autre groupe de citations qui « constituent des prises de position de la part de la MIVILUDES présentant l’action des cadres et adeptes des Témoins de Jéhovah comme pouvant avoir des conséquences négatives sur la santé et la sécurité des membres du mouvement ».
Là encore, le juge n’est pas convaincu par les déclarations de la Miviludes, « se retranchant derrière des témoignages dont elle ne précise pas le nombre, la date et l’origine » :
« Toutefois, l’association requérante est fondée à soutenir que la MIVILUDES ne pouvait pas se fonder, dans les deux cas, sur un témoignage unique, émanant de surcroît de personnes ne précisant pas avoir été directement témoins de tels faits, pour imputer, de manière générale, aux Témoins de Jéhovah les pratiques consistant à dissimuler des preuves ou à inciter au viol. »
À noter que l’accusation d’incitation au viol s’attaque à la notion de « devoir conjugal », un sujet délicat qui n’est pas spécifique aux Témoins de Jéhovah. D’un point de vue juridique, cette approche a longtemps été la norme dans la jurisprudence française [31], même si elle a été très récemment remise en question par le droit européen [32]. Une fois de plus, la Miviludes tient un raisonnement simpliste sur une question complexe, sans vraiment connaître l’état du droit actuel dans ce domaine…
Pour ce qui est de l’affirmation ridicule « selon laquelle les Témoins de Jéhovah vivraient dans la crainte de souffrances éternelles s’ils n’accomplissent pas leurs obligations en termes de prosélytisme », elle ne repose sur aucune publication du mouvement mais toujours sur les prétentions d’un ancien membre, qui s’avère la principale source utilisée par la Miviludes contre les Témoins de Jéhovah.
Après que l’association a démontré le contraire à partir d’une foire aux questions (FAQ) disponible sur le site officiel de l’organisation, le juge accède à sa demande de supprimer les phrases correspondantes, « en l’absence de tout autre élément produit en défense de nature à établir le caractère mensonger de ces mentions ».
Pour finir, le tribunal administratif admet la recevabilité des extraits « dans lesquels la MIVILUDES affirme, d’une part, que les enfants sont soumis, en raison de cette éducation religieuse, à une anxiété et un stress particulièrement difficile et, d’autre part, que leur santé, leur sécurité ou encore les conditions de leur éducation et de leur développement risquent d’être particulièrement compromises par le milieu dans lequel ils évoluent ».
Le ministre de l’Intérieur s’appuie sur trois témoignages, qui inventent de nombreux problèmes que poseraient les enfants dont les parents sont témoins de Jéhovah (absentéisme, isolement, refus des cours de philosophie…), en total décalage avec les enquêtes menées sur le terrain.
Entre autres, citons deux inspecteurs généraux de l’Éducation nationale, qui avaient été auditionnés par la commission d’enquête sur les sectes et les mineurs en 2006 [33]. À partir des résultats d’une enquête diligentée auprès de tous les inspecteurs d’académie, ils avaient été interrogés sur l’absence de signalement en lien avec les Témoins de Jéhovah.
Le premier a répondu qu’il a l’habitude de dire que « ces enfants sont des élèves “parfaits” » et « parfaitement disciplinés », puis a ajouté que « ce n’est pas avec eux que l’on va avoir des problèmes [34] ». Le second a surenchéri : « force est de constater que ce sont souvent des enfants particulièrement bien adaptés à notre organisation scolaire. Leur scolarité ne pose pas de problème [35]. »
Le juge s’arrête simplement sur la faiblesse des sources et surtout le manque d’éléments objectifs, tels que des certificats médicaux ou des enquêtes judiciaires :
« Toutefois, ces seuls éléments, peu nombreux et ne se rapportant de surcroît pas à la période concernée par le rapport, ne permettent pas d’affirmer de manière générale que l’appartenance d’un parent aux Témoins de Jéhovah mettrait en danger la santé, la sécurité ou le développement de ses enfants, en l’absence notamment de toute constatation effectuée en ce sens par un médecin ou dans le cadre de procédures judiciaires. »
Par conséquent, le Tribunal administratif de Paris ordonne au ministre de l’Intérieur « de procéder à la suppression des passages mentionnés aux points 8, 13, 19 et 23 dans un délai de quinze jours à compter de la mise à disposition du jugement ».
L’État devra également verser 1 800 € à la Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France (FCTJF).
L’impact réduit du jugement
Ce jugement administratif donne des leçons utiles à la Miviludes pour remédier à certaines dérives, telles que reprendre à son compte toutes les critiques émises contre les Témoins de Jéhovah sans s’assurer un minimum de leur bien-fondé.
Aussi est-il considéré par le tribunal qu’il n’est pas sérieux de tirer des conclusions générales à partir de quelques témoignages, à défaut de preuves tangibles ou de procédures judiciaires pour les confirmer, sachant que leurs auteurs n’ont pas forcément vécu personnellement ce qu’ils racontent et manquent souvent d’objectivité.
Cependant, il s’arrête à mi-chemin du recadrage en permettant à la mission interministérielle de relayer ces mêmes informations problématiques sous la forme de simples citations ou résumés de témoignages, d’articles de presse ou d’autres documents, tant qu’elle n’y joint aucune appréciation ni commentaire.
Du fait, semble-t-il, des limites d’une procédure, le juge laisse ainsi passer tant la sélection très orientée des informations diffusées dans ce rapport d’activité que les accusations glanées sur Internet ou tirées des saisines, sans le moindre contrôle de leur fiabilité.
L’inconvénient, c’est que la Miviludes prend ces signalements et autres témoignages pour argent comptant. De toute façon, elle ne peut même pas les vérifier, puisqu’elle « ne dispose d’aucun pouvoir de police ou d’enquête [36] ». Pourtant, ne soyons pas dupes : les dénonciations calomnieuses existent dans tous les domaines ! À plus forte raison quand elles peuvent rester anonymes…
Il ressort encore du Rapport 2021 que la Miviludes doit aller chercher de rares faits divers ou décisions de justice hors de France, afin de compléter son argumentaire très léger, dépourvu de travaux scientifiques, d’enquêtes sociologiques ou d’études juridiques. La jurisprudence française ne lui convient apparemment pas.
Si le magistrat n’y voit que de simples « constats de fait », il n’empêche que la diffusion d’informations incorrectes ou déformées dans une publication officielle peut avoir des conséquences dommageables pour l’association et ses fidèles, d’autant plus quand il est question de condamnation pénale du mouvement.
Par exemple, le rapport cite un jugement belge ayant décidé en 2021 « que la “Congrégation chrétienne des Témoins de Jéhovah” […] s’était rendu coupable “d’incitation à la discrimination ou à la ségrégation d’une personne ou d’un groupe” et “d’incitation à la haine ou à la violence à l’égard de personnes [37]” ». Or, cette décision de première instance a été annulée en appel au mois de juin 2022 [38], soit bien avant la publication du rapport en novembre 2022. Une telle erreur ne devrait-elle pas être censurée ?
Toujours pour la Belgique, la Miviludes évoque qu’« au moins 90 cas de pédocriminalité au sein des Témoins de Jéhovah ont été recensés récemment par la police alors même que ces cas auraient été connus depuis longtemps par le mouvement [39] ». Une façon de sous-entendre que tous ces cas auraient été cachés aux autorités publiques et d’abonder dans le sens de ses développements sur la supposée non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs de 15 ans.
D’une part, selon l’article publié en ligne par Marianne en 2019 auquel renvoie le rapport, cette affirmation provient d’une association d’opposants aux Témoins de Jéhovah et non de la police belge. Et finalement, l’enquête ouverte par le parquet fédéral et comprenant une perquisition du siège national, dont parle le journaliste, a abouti à un non-lieu en octobre 2021 [40].
D’autre part, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a reconnu en juin 2022 que le Centre d’Information et d’Avis sur les Organisations Sectaires Nuisibles (CIAOSN), placé sous la responsabilité du ministère de la Justice belge, « a commis une faute en rédigeant et diffusant en décembre 2018 le rapport intitulé “signalement sur le traitement des abus sexuels sur mineurs au sein de l’organisation des témoins de Jéhovah” et la recommandation “concernant la transparence au sein des groupes religieux et philosophiques et la protection des mineurs contre les abus sexuels en particulier” [41] ».
Il lui est reproché d’avoir manqué de prudence en se fondant « principalement sur un rapport d’une Commission parlementaire australienne, des coupures de presse et des témoignages qui auraient été déposés mais dont ni le nombre ni le contenu ne sont indiqués [42] ».
La Miviludes ne devrait-elle pas, comme son homologue belge, être considérée comme fautive d’avoir publié une information mal fondée, avec de telles décisions de justice connues plusieurs mois avant la sortie du rapport ?
Évidemment, ces revirements judiciaires n’ont pas été mentionnés dans le rapport suivant. Pire : le Rapport 2022-2024 continue dans cette sélection malhonnête, en s’appuyant sur un jugement non définitif rendu en mars 2024 par le Tribunal de district d’Oslo pour en déduire que la pratique de l’excommunication par les Témoins de Jéhovah serait contraire à la liberté de religion [43], alors que :
- l’arrêt de la Cour suprême de Norvège ayant conclu le contraire le 3 mai 2022 [44] n’y figure pas,
- ce jugement a été annulé en appel peu de temps avant la parution du rapport [45].
Enfin, revenons sur l’affaire d’Éloïse Dupuis exploitée à tort dans le rapport. Manifestement la Miviludes préfère se reposer uniquement sur quelques témoignages d’opposants aux Témoins de Jéhovah, plutôt que sur les avis de représentants de l’État, basés sur les résultats d’une enquête de plusieurs mois. Que deviennent le contradictoire et l’honnêteté intellectuelle, que l’on attend légitimement d’une institution étatique ?
Le Tribunal administratif de Paris a permis d’éliminer de nombreuses allégations fausses du Rapport d’activité 2021 de la Miviludes nuisant à la réputation de la religion des Témoins de Jéhovah, bien qu’il soit regrettable que d’autres informations tout autant répréhensibles y demeurent.
Malheureusement, l’impact de ces changements se trouve très réduit, car ils sont réalisés dans la plus grande discrétion et toucheront peu de monde en comparaison de la large couverture accordée au contenu de ce rapport.
Certes leur suppression a bien été exécutée par les services du ministère de l’Intérieur [46]. Mais, comme à chaque fois, rien n’indique sur le site de la Miviludes ou dans le rapport lui-même qu’il a été rectifié : aucune date de mise à jour, aucune référence aux décisions de justice, aucune note explicative sur les pages concernées.
Faute de publicité à cette condamnation dans la presse, seules les personnes qui consulteront la dernière version en ligne du rapport profiteront de cette aération des paragraphes allégés, en somme pas grand monde. En effet, la majorité des gens se dirigent désormais vers le dernier rapport annuel, qui sera corrigé dans quelques années après la sortie d’un ou plusieurs nouveaux rapports…
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