Nations Unies

CDH : La Russie a violé la liberté de religion des Témoins de Jéhovah

Comité des droits de l’homme, 16 décembre 2024

- Modifié le 21 février

Malgré la désapprobation internationale exprimée, y compris par l’Union européenne [1], lors de l’interdiction de l’organisation des Témoins de Jéhovah [2] et de la vague de persécution qui s’est ensuivi [3], la Fédération de Russie poursuit sa dure répression des Témoins de Jéhovah, avec des peines de prison toujours plus lourdes pour la pratique pacifique de leur culte [4].

Depuis 2017, 2 157 descentes des forces de l’ordre armées ont été menées aux domiciles de fidèles, 842 personnes ont été poursuivies, dont 543 d’entre elles ont été condamnées et 186 emprisonnées [5]. En 2024, la plus longue peine prononcée a atteint 8 ans de détention dans une colonie pénitentiaire [6].

Le Centre des droits de l’homme Memorial a reconnu 656 « Témoins de Jéhovah persécutés » comme prisonniers politiques [7]. L’organisation fondée en Russie, évidemment dissoute par les autorités russes [8], comme d’autres OING de défense des droits humains [9], explique cette classification :

« Nous considérons toutes ces personnes comme des prisonniers politiques, car les accusations portées uniquement sur la base du fait que certaines personnes, croyantes Témoins de Jéhovah, ont participé à des rituels et à des réunions ou ont distribué des documents de cette confession sont discriminatoires et violent les normes juridiques internationales, en particulier le droit à la liberté de religion [10]. »

Si la majorité des affaires ont été soumises à la Cour européenne des droits de l’homme [11], certaines ont été réservées à l’examen du Comité des droits de l’homme (CDH) des Nations Unies [12].

Comité des droits de l'homme au Palais des Nations
Comité des droits de l’homme réuni au Palais des Nations (Genève, 2024)
(UN Photo / Elma Okic – CC By-NC-ND)

Le 20 décembre 2016, trois Témoins de Jéhovah russes ont saisi le CDH pour violation des articles 18, 19, 26 et 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à la suite de l’interdiction de plusieurs publications utilisées dans le cadre de leurs activités chrétiennes.

En effet, le Bureau du procureur de Belgorod avait demandé au Tribunal du district Oktiabrsky de Belgorod de déclarer extrémistes la brochure La vie a-t-elle été créée ?, ainsi que deux numéros de leurs revues mensuelles ayant pour thème « Le Fils désire révéler le Père » (La Tour de Garde, éd. d’étude, avril 2012) et « Vos aliments sont-ils sûrs ? » (Réveillez-vous !, juin 2012).

Bien que le rapport d’experts de l’université d’État de Belgorod ait conclu que les publications ne contenaient pas d’appels à des actions hostiles ou violentes contre des personnes d’une ethnie, d’une foi ou d’un groupe social particulier, le Tribunal du district Oktiabrsky a reconnu les deux premières publications comme extrémistes dans son jugement du 4 mars 2015.

Si le tribunal a admis qu’il n’y avait rien de répréhensible dans le texte de la brochure La vie a-t-elle été créée ?, elle a cependant été censurée en raison d’une référence à une autre brochure intitulée Un livre pour tous, déjà déclarée extrémiste par des juridictions russes. En ce qui concerne le document « Le Fils désire révéler le Père », les experts ont estimé que trois passages contenaient des appels à la discorde, en affirmant l’exceptionnalité et la supériorité des membres de l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah et donc l’infériorité d’autres personnes au motif de leur appartenance religieuse ou de leur attitude à l’égard de la religion. Quant à la troisième revue « Vos aliments sont-ils sûrs ? », la demande à son encontre a été rejetée sur la base de défauts techniques de l’expertise.

Le Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie a fait appel de cette décision, mais le Tribunal régional de Belgorod l’a confirmée le 11 juin 2015. Ses recours en cassation, formés d’abord auprès du Présidium du Tribunal régional de Belgorod, puis auprès de la Chambre administrative de la Cour suprême, ont été rejetés respectivement les 8 septembre 2015 et 25 décembre 2015.

Dans ses constatations adoptées le 16 décembre 2024, le Comité des droits de l’homme a déclaré recevables les griefs de Robert But et Aleksandr Kreydenkov, qui ont bien épuisé tous les recours internes disponibles, contrairement au troisième auteur de la communication Vasilii Kalin. Car, même si ceux-là n’ont pas été autorisés à se joindre à la procédure, ils avaient déposé une requête auprès du tribunal de première instance. De plus, le Centre administratif des Témoins de Jéhovah en Russie a introduit son recours en cassation en son nom et au nom de M. But et M. Kreydenkov, tant auprès du Présidium du Tribunal régional de Belgorod que de la Cour suprême.

En premier lieu, le CDH a examiné au fond l’affaire au regard de l’article 18 du Pacte relatif au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Le Comité rappelle ce qu’englobent les manifestations religieuses protégées par l’article 18 et les seules restriction admises :

« La liberté de manifester sa religion ou sa conviction, quant à elle, ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre, de la santé ou de la moralité publics ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui (par. 8). La liberté de manifester sa conviction englobe des actes très variés, notamment les actes indispensables aux groupes religieux pour mener leurs activités essentielles, tels que la liberté de choisir leurs responsables religieux, leurs prêtres et leurs enseignants, et la liberté de fonder des séminaires ou des écoles religieuses, et celle de préparer et distribuer des textes ou des publications de caractère religieux (par. 4). » (§ 10.3)

Appliquant ces principes à l’interdiction des publications religieuses, le Comité en déduit une restriction à la liberté de religion des plaignants :

« En l’espèce, le Comité note que l’État partie a interdit les brochures religieuses que M. But et M. Kreydenkov possédaient et utilisaient dans le cadre de leur pratique religieuse, individuellement et en communauté avec d’autres. Une telle restriction porte atteinte au droit à la liberté de religion. » (§ 10.3)

Or, le CDH constate que ces restrictions imposées par l’État partie ne sont pas justifiées.

D’une part, elles ne peuvent être considérées comme prévues par la loi, puisque « la loi fédérale sur la lutte contre les activités extrémistes donne une définition vague et non limitative des “activités extrémistes”, qui ne suppose pas la présence d’un élément de violence ou de haine » et « la loi ne prévoit pas de critères clairs et précis au regard desquels des contenus peuvent être qualifiés d’extrémistes » (§ 10.6).

D’autre part, le Comité renvoie à « son observation générale n° 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il est précisé que les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte, sauf dans les circonstances spécifiques envisagées à l’article 20 (par. 2) du Pacte ». Et de relever que « l’État partie n’a pas fourni d’informations qui permettraient au Comité de conclure que les brochures interdites contenaient des informations contraires à l’article 20 » (§ 10.7) :

« Sans préciser concrètement en quoi les deux publications susmentionnées menaçaient les droits et libertés d’autrui, les juridictions nationales ont imposé la sanction la plus sévère qui soit, à savoir l’interdiction des publications. Le Comité considère qu’en se contentant d’invoquer de manière générale la protection des droits d’autrui et la protection de l’État, sans expliquer en quoi ces droits ont été violés, l’État n’a pas respecté les critères énoncés à l’article 18 (par. 3) du Pacte. » (§ 10.7)

D’où la conclusion « que l’interdiction des deux publications religieuses en question est contraire à la liberté de manifester sa religion et constitue donc une violation des droits que M. But et M. Kreydenkov tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte » (§ 10.7).

En second lieu, le CDH reprend une analyse similaire pour conclure à la violation du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 19 du Pacte :

« Ayant déjà conclu que l’État partie n’était pas en mesure de démontrer que les brochures interdites contenaient des informations contraires à l’article 20 (par. 2) du Pacte, le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, les restrictions imposées à M. But et à M. Kreydenkov, bien que fondées sur le droit interne, n’étaient pas justifiées au regard des conditions énoncées à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il conclut par conséquent que les droits que les auteurs tiennent de l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés. »

Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, la Fédération de Russie « est tenu[e] de lever l’interdiction des publications susmentionnées et de prendre des mesures appropriées pour fournir à M. But et M. Kreydenkov une indemnisation adéquate » (§ 12). En outre, elle doit « prendre toutes les mesures nécessaires pour que de telles violations ne se reproduisent pas et devrait veiller à ce que les dispositions pertinentes du droit interne soient compatibles avec les articles 18 et 19 du Pacte » (§ 12).