Appliquant les principes récemment posés par la Grande chambre [1], la quatrième section de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu le 5 novembre 2024 son arrêt dans l’affaire Lindholm and the Estate after Leif Lindholm c. Danemark.
Victime d’un accident et inconscient, un patient a été transfusé malgré un document écrit attestant de son opposition à toute transfusion sanguine. Cependant, à la différence de l’affaire Pindo Mulla c. Espagne[Cf. [Résumé juridique : Pindo Mulla c. Espagne [GC], CEDH, Septembre 2024.]], il n’a pas pu confirmer oralement sa volonté au cours de son hospitalisation.
En l’absence de force contraignante accordée par la législation danoise aux directives médicales anticipées, la chambre a conclu à la non-violation de l’article 8 (respect de la vie privée) lu à la lumière de l’article 9 (liberté de conscience et de religion) de la Convention européenne.
Les circonstances de l’affaire
Âgé de 67 ans et témoin de Jéhovah depuis plusieurs décennies, Leif Ingolf Lindholm portait en permanence sur lui une carte, indiquant qu’il refusait les transfusions sanguines en toutes circonstances (§ 6, 7 et 11 de l’arrêt). À la suite d’une chute d’une hauteur de deux mètres au travers d’un toit, il a dû être conduit aux urgences le 19 septembre 2014.
Le lendemain, sa fille a informé l’équipe médicale qu’il ne voulait pas être transfusé, en communiquant les directives anticipées qu’il avait signées en 2012, ainsi qu’une procuration en matière de soins médicaux, versées à son dossier médical (§ 11).
Dans l’après-midi, Leif est devenu inconscient. Après avoir discuté avec sa famille de la situation grave pouvant menacer sa survie, son taux d’hémoglobine étant passé de 10 à 6,1 g/dL, les médecins ont continué de le soigner conformément à ses souhaits en utilisant plusieurs alternatives à la transfusion (§ 13-17).
Le 22 septembre 2014, lorsque son taux d’hémoglobine est descendu à 3,7 g/dL avec une pression intracrânienne élevée, le médecin-chef a consulté l’ombudslægen (c’est-à-dire un médiateur) des soins médicaux. Ce défenseur des droits, en quelque sorte, a souligné que le patient n’avait pas exprimé son consentement éclairé sur cette situation précise et qu’il peut être nécessaire de réaliser une transfusion sanguine à défaut d’autre moyen possible pour le sauver (§ 18, 19).
Une transfusion sanguine a donc été prescrite par le médecin-chef (§ 22). Sa santé continuant de se dégrader, le patient est finalement décédé le 21 octobre 2014 (§ 23-26).
Les recours de sa femme contre cette transfusion forcée devant les juridictions danoises, jusqu’à la Cour suprême, n’ont pas abouti. Lilian Elisabeth Lindholm et la succession de son époux ont donc déposé une requête devant la Cour européenne.
La décision de la Cour européenne
La Cour a admis que Lilian Elisabeth Lindholm a été suffisamment affectée par la transfusion sanguine administrée à son conjoint pour pouvoir être considérée comme une « victime » au sens de l’article 34 de la Convention (§ 58). En effet, non seulement elle a été mariée à Leif pendant 44 ans, a partagé ses convictions religieuses et est restée à son chevet à l’hôpital en défendant ses choix, mais encore elle a poursuivi son engagement personnel dans les procédures judiciaires après son décès.
La Cour observe ensuite que le droit au respect à la vie privée et le droit à la liberté de conscience et de religion sont très étroitement liés dans le cas soumis, puisque les souhaits précédemment exprimés par Leif de ne pas recevoir de sang trouvaient leur racine « dans sa fidélité aux enseignements de sa communauté religieuse » (§ 61).
La principale question de l’autonomie et de l’intégrité personnelle du patient en matière de traitements médicaux entre dans le domaine du « respect de la vie privée ». L’affaire est donc examinée sous l’angle de l’article 8 de la Convention, mais interprété à la lumière de l’article 9 pour prendre en compte l’aspect religieux (§ 62).
Au Danemark, la Loi sur la santé du 24 juin 2005 dispose dans son article 24 qu’une transfusion de sang ou de produits sanguins ne peut être initiée ou poursuivie sans le consentement éclairé du patient. Néanmoins, pour être valable, le refus de transfusion doit être donné par le patient dans le contexte de « la situation actuelle de la maladie » et basé sur les informations fournies par le professionnel de santé à propos des conséquences que ce choix peut entrainer sur sa santé (§ 46, 74).
Or, il n’est pas contesté que Leif n’a pas pu confirmer son refus d’être transfusé dans le parcours de soins lié à son accident, du fait qu’il était désorienté à son admission à l’hôpital puis rapidement inconscient (§ 75). La Cour suprême danoise a pu conclure dans son arrêt du 1er février 2022 que la transfusion était conforme aux dispositions législatives (§ 77).
De plus, la Cour suprême a jugé que, si l’opposition à la transfusion sanguine est établie avant le début de la maladie concernée, c’est l’article 20 de la Loi sur la santé qui s’applique : l’avis antérieur du patient « doit être pris en compte », dans la mesure où il apparaît encore « actuel et pertinent », sans pour autant s’imposer aux médecins, d’autant plus si le traitement refusé est vital et si le patient est inconscient (§ 41, 80).
Les juges de Strasbourg constatent que le cadre législatif interne sur les soins pratiqués en urgence vitale suit de près la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine [2] (dite « Convention d’Oviedo »), ratifiée par le Danemark le 10 août 1999 (§ 50).
Ils rappellent que la Grande chambre a déjà examiné la question des « souhaits préalablement exprimés par le patient » dans l’affaire Pindo Mulla c. Espagne et qu’une étude de droit comparé a révélé une diversité de pratiques en Europe sur leur prise en compte. Elle en a déduit :
« À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime que tant le principe voulant que l’on confère un effet juridique contraignant aux directives anticipées que les modalités formelles et pratiques y afférentes relèvent de la marge d’appréciation des États contractants [3]. »
Dès la Loi relative aux droits des patients de 1998, le législateur danois a reconnu aux Témoins de Jéhovah le droit de refuser pour des raisons religieuses l’injection de tout produit sanguin, même lorsque le pronostic vital est en jeu, à condition que le refus soit « éclairé » par un professionnel de santé et exprimé dans le cadre du parcours thérapeutique du moment (§ 87).
En revanche, il n’a jamais voulu rendre les directives médicales anticipées contraignantes depuis lors, ce que la Grande chambre a décidé de laisser à l’appréciation des États contractants, faute de consensus européen sur ce point (§ 89).
En conclusion, la Cour européenne estime que les raisons invoquées par la Cour suprême « étaient à la fois pertinentes et suffisantes » pour établir que l’ingérence pouvait être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » et proportionnée aux buts poursuivis, c’est-à-dire la protection de la santé.
L’arrêt du 5 novembre 2024 ne retient aucune violation de l’article 8 lu à la lumière de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.