Tribunal Administratif de Paris
Lecture du vendredi 14 juin 2024
N° 2206262
6e Section - 1re Chambre
Inédit au recueil Lebon
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête et des mémoires, enregistrés le 15 mars 2022, le 31 janvier 2023 et le 12 mai 2023, la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France, représentée par Me Ragot, demande au tribunal :
1°) d’annuler la décision du 6 janvier 2022, notifiée le 8’février 2022, par laquelle le président de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), a rejeté sa demande du 8 novembre tendant à la suppression de passages diffamatoires à son endroit contenus dans le rapport annuel d’activité 2018-2020 de la Miviludes et dans le rapport du 24 février 2021 intitulé « Lutte contre les dérives sectaires » ;
2°) d’enjoindre au président de Miviludes de procéder à la suppression des extraits suivants du rapport d’activité 2018-2020 de la Miviludes : « En ce qui concerne le recours au conseil des anciens en cas de litige au sein la communauté, la difficulté tient à la recommandation faite aux membres de ne pas faire appel à la justice, même en cas de problématiques infractionnelles graves. Cette recommandation, et le traitement en interne d’une plainte, contreviennent aux lois de la République et peuvent conduire à priver certaines victimes vulnérables, les enfants en particulier, d’un traitement adéquat de leurs doléances et à favoriser le renouvellement de faits similaires. » ; « Les difficultés rencontrées dans les témoignages tiennent au refus de principe de la transfusion sanguine (…) » ; « Concernant l’éducation des enfants (…) l’enseignement reçu est discrédité (…) et on le décourage de poursuivre des études longues » ; « D’autres difficultés ont par ailleurs été signalées, relatives à l’isolement “brutal” d’adeptes (…) et le véritable ostracisme mis en œuvre pour celles et ceux qui décident de quitter la communauté des Témoins de Jéhovah ».
3°) de mettre à la charge de l’Etat une somme de 5 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
– la Miviludes a méconnu son devoir d’impartialité et de neutralité, manquement révélé en outre la composition du conseil d’orientation de la Miviludes et les propos tenus par certains de ses membres ;
– les passages en cause du rapport annuels 2018-2020 de la Miviludes méconnaissant les stipulations de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, protégeant la liberté de manifester une religion ou des convictions ;
– les passages en cause du rapport annuel 2018-2020 sont entachés d’erreurs de fait et d’erreurs d’appréciation, ce qui justifie leur suppression, au titre en outre du droit à la rectification inhérent au droit d’accès prévu par la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal ;
– la décision attaquée contient des affirmations mensongères et discriminatoires.
Par des mémoires enregistrés le 30 novembre 2022, le 23 et 28 avril 2023, le ministre de l’intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que les moyens soulevés par la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France ne sont pas fondés.
La requête a été communiquée au Premier ministre qui n’a pas produit d’observations.
Par un courrier du 21 mai 204, les parties ont été informées, conformément aux dispositions de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que le jugement était susceptible d’être fondé sur un moyen d’ordre public tiré de l’irrecevabilité de la contestation des mentions « Les difficultés rencontrées dans les témoignages tiennent au refus de principe de la transfusion sanguine (…) » et « D’autres difficultés ont par ailleurs été signalées, relatives à l’isolement “brutal” d’adeptes (…) et le véritable ostracisme mis en œuvre pour celles et ceux qui décident de quitter la communauté des Témoins de Jéhovah. » contenues dans la rapport annuel 2018-2020 de la Miviludes, lesquelles ne peuvent être déférées au juge de l’excès de pouvoir dès lors qu’elles ne sont ni de nature à produire à l’égard de la requérante des effets notables ni susceptibles d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles elles s’adressent.
Des observations sur ce moyen d’ordre public présentées pour la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France ont été enregistrées le 23 mai 2024.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal ;
– le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.
Ont été entendus au cours de l’audience publique :
– le rapport de M. Lautard-Mattioli,
– les conclusions de Mme Pestka, rapporteure publique,
– les observations de Me Ragot, représentant la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France,
– et les observations de Mme A, représentant le ministre de l’intérieur et des outre-mer.
Considérant ce qui suit :
1. La Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France (FCTJF) a demandé par un courrier du 8 novembre 2021 au président de la Miviludes de supprimer, d’une part, du rapport annuel 2018-2020, publié sur le site institutionnel de la Mission, quatre passages la concernant, d’autre part, la mention de la « Confession des Témoins de Jéhovah » dans le rapport intitulé « Lutte contre les dérives sectaires » publié le 24 février 2021. Par un courrier du 6 janvier 2022, notifié le 8 janvier suivant, le président de la Miviludes a refusé de faire droit à cette demande.
Sur l’objet du litige :
2. Les mises en garde et prises de position adoptées par la Miviludes dans son rapport annuel d’activité ou sur tout autre support qu’elle rend public, de même que le refus de les supprimer, de les modifier ou de les rectifier, ne peuvent être déférées au juge de l’excès de pouvoir par une personne, justifiant d’un intérêt direct et certain à leur annulation, que si elles sont de nature à produire à son égard des effets notables ou sont susceptibles d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles elles s’adressent.
3. L’association requérante fait valoir qu’elle demande la rectification des mentions du rapport de la Miviludes sur le fondement des dispositions de la loi susvisée du 17 juillet 1978. Toutefois, cette loi a été abrogée par l’ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015 et la Fédération requérante n’indique pas dans ses écritures la disposition du code des relations entre le public et l’administration sur laquelle elle se fonderait. Dans ces conditions, la requérante doit être regardée comme déférant au juge de l’excès de pouvoir le refus du 6 janvier 2022 du président de la Miviludes de supprimer les mentions litigieuses des rapports indiqués ci-dessus.
Sur les conclusions concernant les mentions relatives à la transfusion sanguine et à « l’isolement » des anciens adeptes :
4. Les mentions « Les difficultés rencontrées dans les témoignages tiennent au refus de principe de la transfusion sanguine (…) » et « D’autres difficultés ont par ailleurs été signalées, relatives à l’isolement « brutal » d’adeptes (…) et le véritable ostracisme mis en œuvre pour celles et ceux qui décident de quitter la communauté des Témoins de Jéhovah » se bornent à relever le contenu des témoignages reçus par la Miviludes, dont des extraits sont par ailleurs produits par le ministre, en utilisant notamment les guillemets. Eu égard à leur tonalité, à leur caractère succinct et à l’absence de formule de mise en garde ou de prise de position institutionnelle par la Mission, ces mentions ne peuvent être regardées comme susceptibles d’influer de manière significative sur les comportements du grand public, auquel s’adresse ce rapport publié sur le site institutionnel de la mission, et de produire des effets notables pour l’association requérante. Par suite, elles ne peuvent être déférées devant le juge de l’excès pouvoir et les conclusions tendant à leur suppression sont irrecevables.
Sur les conclusions concernant les mentions relatives aux conseils des anciens et à l’éducation des enfants :
5. En premier lieu, les mentions « En ce qui concerne le recours au conseil des anciens en cas de litige au sein la communauté, la difficulté tient à la recommandation faite aux membres de ne pas faire appel à la justice, même en cas de problématiques infractionnelles graves. Cette recommandation, et le traitement en interne d’une plainte, contreviennent aux lois de la République et peuvent conduire à priver certaines victimes vulnérables, les enfants en particulier, d’un traitement adéquat de leurs doléances et à favoriser le renouvellement de faits similaires. » et « Concernant l’éducation des enfants (…) l’enseignement reçu est discrédité (…) et on le décourage de poursuivre des études longues » concernent de façon directe et certaine l’association requérante et, compte tenu de l’appréciation portée sur la Miviludes sur des faits signalés par le public, doivent être regardés comme susceptibles d’influer de manière significative les comportements du grand public, auquel s’adresse ce rapport publié sur le site institutionnel de la mission, et de produire des effets notables pour l’association requérante, notamment dès lors que son action est présentée comme contrevenant aux lois de la République et pouvant avoir des conséquences négatives sur l’éducation des enfants.
6. En deuxième lieu, il incombe à la Miviludes de respecter, dans l’exercice de la mission d’échange et de diffusion des informations qui lui est confiée, les obligations d’équilibre, d’impartialité et de neutralité qui s’imposent à toute autorité administrative et notamment de s’abstenir de publier dans son rapport annuel des informations erronées, à caractère mensonger ou diffamatoire.
7. Il ressort des pièces du dossier que la Miviludes, s’agissant des Témoins de Jéhovah, a entendu dans la deuxième partie de son rapport d’activité pour la période 2018-2020 intitulée « observation du risque sectaire » faire état des « difficultés rencontrées dans les témoignages » tenant « aux conseils des anciens et à l’éducation des enfants », sur le fondement, notamment des 230 « saisines » reçues sur la période visée par le rapport et pouvant être rattachées aux Témoins de Jéhovah.
8. D’une part, s’agissant des difficultés tenant aux conseils des anciens, il ressort des pièces du dossier que la Miviludes a considéré, de façon générale, que le mouvement, par le recours à une procédure disciplinaire interne devant ce conseil, faisait obstacle au signalement d’infractions auprès des autorités françaises et, plus spécialement, aux dispositions de l’article de l’article 434-3 du code pénal qui imposent le signalement de certaines infractions graves commises sur un mineur et dont la méconnaissance est punie d’une peine de 3 ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Pour justifier cette appréciation, le ministre produit trois témoignages en ce sens et fait valoir qu’ils sont corroborés, d’une part, par les travaux menés par une commission d’enquête du Sénat australien dans un rapport rendu en 2019, par deux décisions rendues par un tribunal et une cour d’appel de l’Etat de Californie rendues en 2012 et 2015, ainsi que par un article de presse relatant une affaire et, d’autre part, par le contenu de l’édition 2020 de l’ouvrage « Prenez soin du troupeau de Dieu », présenté comme le guide pastoral à l’usage des anciens. Toutefois, les travaux réalisés sous l’égide du Sénat australien, lesquels sont limités au territoire de ce Etat, tout comme les décisions juridictionnelles rendues par des tribunaux américains plusieurs années avant la période couverte par le rapport litigieux, ne constituent pas des éléments permettant de qualifier le risque sectaire en France. En outre, les Témoins de Jéhovah produisent, d’une part, une série de témoignages d’anciens certifiant sur l’honneur avoir réalisé des signalements aux autorités françaises et, d’autre part, un communiqué du mouvement daté du 18 janvier 2008 destiné aux fidèles, transmis au garde des sceaux, lequel en a accusé réception le 11 février suivant et dans lesquels sont rappelés, d’une part, l’obligation de signalement spécifique au droit français et, d’autre part, la circonstance que la procédure disciplinaire ecclésiastique interne en saurait se substituer aux poursuites éventuellement engagées par les autorités. En outre, alors que l’association requérante soutient sans être contestée sur ce point que l’édition 2019 du guide « Prenez soin du troupeau de Dieu » produite par le ministre est un document générique dont la publication est mondiale, elle verse au dossier un extrait du supplément spécifique à la France de ce guide, daté également de 2019, qui rappelle explicitement l’obligation de signalement en cas d’abus sur mineur et demande aux anciens de prendre attache immédiatement avec le service juridique de l’association « pour avis de façon à être certains de se conformer à loi française sur les signalements des abus sur enfant » et fait valoir que le rappel relatif à l’existence d’obligations légales nationales est présent depuis l’édition 2010 du guide pastoral. Enfin, l’existence d’une procédure disciplinaire interne aux Témoins de Jéhovah, quand bien même sa définition dans le guide pastoral emprunterait au vocabulaire de la justice pénale, ne permet pas, compte tenu des éléments précédents, de considérer que le mouvement ferait entrave au signalement aux autorités françaises. Dans ces conditions, alors que le ministre ne verse aucun élément relatif à des enquêtes ou des poursuites pénales visant les Témoins de Jéhovah ou faisant état de non-respect des obligations de signalement, permettant notamment de corroborer l’unique article de presse produit par le ministre, les trois seuls témoignages produits en défense ne permettent pas de contredire les éléments invoqués par l’association requérante. Par suite, eu égard aux pièces qui ont été versées dans la présente instance, la Miviludes doit être regardée comme ayant commis une erreur de fait en considérant dans son rapport que « la recommandation faite aux membres de ne pas faire appel à la justice, même en cas de problématiques infractionnelles graves (…) , et le traitement en interne d’une plainte, contreviennent aux lois de la République et peuvent conduire à priver certaines victimes vulnérables, les enfants en particulier, d’un traitement adéquat de leurs doléances et à favoriser le renouvellement de faits similaires ».
9. D’autre part, s’agissant de l’éducation des enfants, le ministre ne produit aucun témoignage récent et se borne à citer des extraits du magazine théologique « la Tour de garde » des Témoins de Jéhovah datés des années 1975, 2005 et 2015, deux témoignages devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative à l’influence des mouvements à caractère sectaire et aux conséquences de leurs pratiques sur la santé physique et mentale des mineurs, dont le rapport a été enregistré le 12 décembre 2006, ainsi que les résultats d’une étude menée aux Etats-Unis entre 2007 et 2014. Si ces éléments pouvaient être utilisés à l’appui d’une étude concernant les Témoins de Jéhovah, ils ne permettent pas de considérer, ainsi que l’indique expressément le rapport litigieux, que des difficultés relatives à l’éducation des enfants auraient été exprimées dans les témoignages reçus sur la période 2018-2020. Ils ne permettent pas davantage de considérer, au titre de l’observation du risque sectaire sur cette même période, que « concernant l’éducation des enfants (…) l’enseignement reçu est discrédité (…) et on le décourage de poursuivre des études longues ». Dans ces conditions, eu égard aux pièces qui ont été versées à l’instance, ce passage doit également être regardé comme entaché d’une erreur de fait.
Sur les conclusions concernant le rapport du 24 février 2021 :
10. Si l’association requérante demande en outre la suppression de sa mention dans le rapport daté du 24 février 2021 intitulé « la lutte contre les dérives sectaires » au motif qu’elle n’est pas une secte, aucun des moyens qu’elle soulève n’est dirigé contre cette décision.
11. Il résulte de ce qui précède que la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France est uniquement fondée à demander l’annulation de la décision du 6 janvier 2022 en tant qu’elle lui refuse la suppression des passages relatifs au conseils des Anciens et à l’éducation des enfants dans le rapport annuel 2018-2020 de la Miviludes.
Sur l’injonction :
12. Eu égard au motif d’annulation retenu par le présent jugement, il y a lieu, par application des dispositions de l’article L. 911-1 du code de justice administrative, d’enjoindre au ministre de l’intérieur et des outre-mer de procéder dans le délai de quinze jours à la suppression des passages suivants du rapport d’activité 2018-2020 de la Miviludes : « En ce qui concerne le recours au conseil des anciens en cas de litige au sein la communauté, la difficulté tient à la recommandation faite aux membres de ne pas faire appel à la justice, même en cas de problématiques infractionnelles graves. Cette recommandation, et le traitement en interne d’une plainte, contreviennent aux lois de la République et peuvent conduire à priver certaines victimes vulnérables, les enfants en particulier, d’un traitement adéquat de leurs doléances et à favoriser le renouvellement de faits similaires. » ; « Concernant l’éducation des enfants (…) l’enseignement reçu est discrédité (…) et on le décourage de poursuivre des études longues ».
Sur les frais liés au litige :
13. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’État, partie perdante, une somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : La décision du 6 janvier 2022 du président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires est annulée en tant qu’elle refuse à la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France la suppression des passages relatifs au conseils des anciens et à l’éducation des enfants contenus dans son rapport d’activité pour 2018-2020.
Article 2 : Il est enjoint au ministre de l’intérieur et des outre-mer de procéder dans le délai de quinze jours à la suppression des passages du rapport d’activité 2018-2020 de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires mentionnés au point 12 du présent jugement.
Article 3 : L’Etat versera à la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France une somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative
Article 4 : Le présent jugement sera notifié à la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France et au ministre de l’intérieur et des outre-mer.
Copie en sera adressée au Premier ministre (secrétariat général du gouvernement)
Délibéré après l’audience du 24 mai 2024, à laquelle siégeaient :
Mme Weidenfeld, présidente,
M. Rezard, premier conseiller,
M. Lautard-Mattioli, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 juin 2024.
Le rapporteur,
B. Lautard-Mattioli
La présidente,
K. Weidenfeld
Le greffier,
A. Lemieux
La République mande et ordonne au ministre de l’intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.