Résumé juridique

CEDH, Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, 10 juin 2010, n° 302/02
Article 9 (Liberté de religion) - Article 11 (Liberté d’association)

- Modifié le 21 avril 2023

Article 9 Article 9-1
Liberté de religion


Dissolution d’une communauté religieuse en l’absence de motifs pertinents et suffisants : violation
Article 11 Article 11-1
Liberté d’association


Refus, dépourvu de base légale, de réenregistrer une communauté en tant qu’organisation religieuse : violation
Article 46 Article 46-2
Exécution de l’arrêt
Mesures individuelles


Etat défendeur tenu de prendre des mesures en vue du réexamen de décisions portant dissolution d’une communauté religieuse et refus de la réenregistrer
En fait En décembre 1993, la communauté requérante – la branche de Moscou des Témoins de Jéhovah – obtint le statut de personne morale. En octobre 1997, la loi fédérale sur la liberté de conscience et les associations religieuses entra en vigueur. Cette loi imposait à toutes les associations religieuses dotées de la personnalité morale de mettre leurs statuts en conformité avec ses dispositions et de se faire réinscrire auprès du département de la justice. La communauté requérante demanda sa réinscription à cinq reprises, sans succès ; même après avoir obtenu en 2002 une décision de justice constatant le caractère illégal des refus qui lui avaient été opposés, elle demeura non inscrite. Dans l’intervalle, à la suite de plaintes d’une organisation non gouvernementale de même bord que l’Eglise orthodoxe russe, un procureur entama une action civile en vue de la dissolution de la communauté. La procédure s’acheva en 2004, lorsqu’un tribunal de district, estimant fondées diverses accusations relatives à des fautes, ordonna la dissolution de la communauté et interdit définitivement ses activités. Un recours formé par la communauté requérante fut rejeté.
En droit Article 9 à la lumière de l’article 11 (dissolution) : la décision de dissolution, qui a eu pour effet de retirer à la communauté requérante sa personnalité morale et de lui interdire d’exercer les droits dont elle jouissait auparavant, s’analyse en une ingérence. Celle-ci était prévue par la loi et visait le but légitime consistant à protéger la santé et les droits d’autrui. Elle n’était toutefois pas nécessaire dans une société démocratique car, en premier lieu, les juridictions internes n’ont pas avancé de motifs pertinents et suffisants pour justifier la mesure litigieuse et, en second lieu, cette mesure était disproportionnée au but légitime poursuivi.

a) Absence de motifs pertinents et suffisants – Nombre d’observations faites par le tribunal de district à l’appui de la décision de dissolution sont dénuées de fondement et ne reposent pas sur une évaluation acceptable des faits pertinents. Ainsi, aucun élément n’étaye les allégations selon lesquelles la communauté requérante ou ses membres ont usé de la contrainte, attiré des enfants dans l’organisation ou encouragé le suicide. En fait, certaines des conclusions du tribunal témoignent d’idées préconçues au sujet des Témoins de Jéhovah, idées qui ont conduit la juridiction à écarter à tort certains moyens de défense. Les autres accusations portées contre la communauté requérante – selon lesquelles elle aurait violé le droit de ses membres au respect de leur vie privée, porté atteinte aux droits parentaux de parents extérieurs à la communauté, encouragé des membres à refuser les transfusions sanguines et incité ceux-ci à ne pas remplir leurs obligations civiques – sont également rejetées par la Cour, pour les motifs exposés ci-après.

i) Respect de la vie privée, en particulier du droit de choisir son métier : de nombreuses religions fixent des principes doctrinaux en matière de comportement et, en obéissant à de tels préceptes, les fidèles manifestent leur désir de se conformer strictement aux croyances religieuses qu’ils professent. Dans leurs témoignages, les membres de la communauté ont déclaré qu’ils suivaient les dogmes et usages des Témoins de Jéhovah de leur plein gré et déterminaient personnellement leur lieu de travail, la répartition entre temps de travail et temps libre, et le temps consacré au sermon ou à d’autres activités religieuses. Les personnes ayant assumé un service religieux au centre qui abrite la communauté n’étaient pas des employés mais des bénévoles, et n’étaient donc pas soumis à la réglementation du travail. Le bénévolat, le travail à temps partiel et les activités de missionnaire ne sont pas contraires aux principes de la Convention, et la Cour ne décèle aucun besoin social impérieux qui aurait pu justifier l’ingérence litigieuse.

ii) Droits parentaux de parents extérieurs à la communauté : s’il est arrivé que des enfants issus de mariages mixtes prennent part aux activités de la communauté malgré l’objection du parent extérieur à la communauté, cela ne semble pas être dû à des agissements répréhensibles de la communauté ou de ses membres, mais avoir été approuvé et encouragé par le parent Témoin de Jéhovah. En vertu de l’article 2 du Protocole no 1, les Etats sont tenus de respecter les droits des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement conformément à leurs convictions religieuses, et l’article 5 du Protocole no 7 établit que les époux jouissent de l’égalité de droits dans leurs relations avec leurs enfants. La législation nationale n’assujettit pas l’éducation religieuse d’un enfant à l’existence d’un accord entre les parents. Dès lors, tout désaccord entre les parents quant à la nécessité et à la portée de la participation d’un enfant à une pratique et à une éducation religieuses est un différend privé relevant du droit de la famille qui doit être résolu suivant la procédure prévue à cet effet.

iii) Transfusions sanguines : la liberté d’accepter ou de refuser un traitement médical spécifique, ou de choisir un autre type de traitement, est essentielle à la maîtrise de son propre destin et à l’autonomie personnelle. De nombreuses juridictions bien établies se sont penchées sur des affaires de Témoins de Jéhovah ayant refusé une transfusion sanguine et ont constaté que, si l’intérêt général à protéger la vie ou la santé d’un patient est assurément légitime et très puissant, cet intérêt doit céder face à l’intérêt plus puissant encore du patient à diriger le cours de sa propre vie. Le droit russe prévoit expressément le droit de refuser un traitement médical ou de demander son interruption, dès lors que le patient a reçu toutes les informations accessibles quant aux conséquences possibles d’une telle décision. Rien ne montre que la communauté requérante ait exercé des pressions inappropriées ou une influence indue sur ses membres. Lorsque le patient est un enfant, le droit interne prévoit la possibilité pour les tribunaux d’annuler la décision d’un parent de refuser un traitement. En définitive, il n’a pas été démontré qu’il existait un besoin social impérieux ni des motifs pertinents et suffisants capables de justifier une restriction au droit de l’individu à l’autonomie personnelle dans la sphère des croyances religieuses et de l’intégrité physique.

iv) Incitation alléguée à refuser les obligations civiques : l’exhortation religieuse à refuser le service militaire est pleinement conforme au droit interne, qui autorise l’objection de conscience, et aucun exemple de membres de la communauté qui auraient illégalement refusé un service civil de remplacement n’a été présenté lors du procès. Les juridictions nationales n’ont mentionné aucune disposition juridique interne imposant aux Témoins de Jéhovah de respecter les symboles de l’Etat (par opposition à une obligation de ne pas profaner) ; il n’existe pas non plus d’obligation légale de participer aux célébrations lors des fêtes nationales. Partant, il n’a pas été démontré que des membres de la communauté auraient été poussés à refuser d’accomplir des obligations civiques légalement établies.

b) Proportionnalité : avant sa dissolution en 2004, la communauté requérante existait et fonctionnait légalement à Moscou depuis plus de douze ans, sans qu’aucun de ses aînésou de ses membres individuels aient été jugés responsables d’une quelconque infraction pénale ou administrative, ou d’une faute civile. Cependant, comme d’autres organisations religieuses considérées par les autorités moscovites comme étant « non traditionnelles » [1], la communauté requérante semble avoir été soumise à un traitement différencié. La dissolution forcée et l’interdiction des activités constituent la seule sanction que les tribunaux nationaux peuvent appliquer aux organisations religieuses qui sont jugées avoir enfreint les dispositions de la loi sur la liberté de conscience et les associations religieuses, sanction qui a donc été infligée sans discernement et sans considération du degré de gravité de l’infraction en cause. Cette mesure drastique a privé des milliers de Témoins de Jéhovah à Moscow de la possibilité de rejoindre d’autres fidèles de cette communauté dans la prière et l’observance. Partant, même en supposant que des motifs impérieux justifiaient l’ingérence, celle-ci était disproportionnée au but légitime poursuivi.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 11 à la lumière de l’article 9 (refus de réinscription) : les motifs invoqués par les autorités internes à l’appui de leur refus de réinscrire la communauté requérante sont dénués de base légale. Les autorités ont manqué à justifier leurs décisions par des raisons suffisantes ou ont fait peser des exigences excessivement lourdes dépourvuesde fondement légal. A l’époque où l’obligation de réinscription a été instaurée, la communauté requérante existait et fonctionnait légalement à Moscou en tant que communauté religieuse indépendante depuis de nombreuses années, sans qu’il ait été constaté qu’elle ni aucun de ses membres individuels avaient enfreint une quelconque disposition légale ou réglementaire interne relative à la vie associative et aux activités religieuses. Dans ces conditions, les motifs du refus de réinscrire la communauté requérante auraient dû être particulièrement solides et impérieuses. En refusant la réinscription, les autorités n’ont pas agi de bonne foi et ont manqué à leur devoir de neutralité et d’impartialité envers la communauté requérante.

Conclusion : violation (unanimité).

La Cour constate par ailleurs que la durée de la procédure de dissolution a été déraisonnable, et qu’il y a dès lors eu violation de l’article 6 § 1 (unanimité).

Article 41 : 20 000 EUR pour la communauté requérante et les quatre requérants individuels conjointement, pour préjudice moral. Un réexamen des décisions internes à la lumière des principes de la Convention constituerait la meilleure forme de réparation des violations constatées dans le chef de la communauté requérante.

Références

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour (N° 131 - Juin 2010)

© Conseil de l’Europe/Cour européenne des droits de l’homme
Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.

Notes

[1Voir Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, no 72881/01, 5 octobre 2006, Note d’information no 90, et Eglise de scientologie de Moscou c. Russie, no 18147/02, 5 avril 2007, Note d’information no 96