Thucydide, homme politique et historien athénien du cinquième siècle avant notre ère, a déclaré : « L’histoire est un perpétuel recommencement ». Nous pouvons appliquer cette déclaration à deux thématiques abordées dans de précédentes tribunes : la taxation des dons manuels avec la notion de révélation de ces dons et la communication des documents administratifs avec la possibilité de demander la rectification voire la suppression de certaines mentions. Les points qui seront abordés ci-après vont les actualiser au regard de l’évolution de la pratique administrative et de la jurisprudence. Également, nous traiterons une troisième thématique relative aux rapports des commissions d’enquête parlementaire et des missions interministérielles.
Taxation des dons manuels : l’administration fiscale persiste, la justice valide !
Nous savons par principe que les dons manuels ne sont imposables aux droits de mutation à titre gratuit qu’en certains cas, en particulier lorsqu’ils sont révélés par le donataire (article 757 du Code général des impôts). La volonté spontanée de révéler est une condition nécessaire de la révélation. La simple découverte d’un don manuel lors d’un contrôle fiscal ne vaut pas révélation et n’en emporte pas les conséquences fiscales : taxation d’office, assortie des intérêts de retard et des pénalités pouvant atteindre 80 %.
De nombreux contentieux ont opposé des mouvements religieux minoritaires aux pratiques de l’administration fiscale sur la notion de révélation des dons. Ces pratiques agitèrent le monde associatif et firent peur. Les pratiques de l’administration fiscale furent examinées par la Cour européenne des droits de l’Homme, qui sanctionna la France pour violation de la liberté de religion de certains des mouvements concernés [1].
Suite à la première condamnation de la France par la CEDH en 2011, la Cour de cassation opéra un revirement de jurisprudence dans un arrêt du 15 janvier 2013 où elle va juger que la découverte d’un don manuel à l’occasion d’une procédure de vérification de comptabilité ne saurait constituer la révélation volontaire de ce don aux services fiscaux [2]. Elle confirma ce revirement dans un arrêt du 16 avril 2013 [3].
En 2002, dans un arrêt inédit de la Cour d’appel de Versailles du 28 février 2002 [4], il a été considéré pour la première fois que la présentation de la comptabilité par une association vérifiée constituait une révélation au sens de l’article 757 du CGI et que les dons perçus devaient être taxés à hauteur de 60%. Le monde associatif s’était ému de l’interprétation des textes par l’administration fiscale et de sa validation par les juges qui remettait sérieusement en cause le fonctionnement et le financement de l’ensemble des associations. La Cour d’appel de Versailles dans son arrêt se fait l’écho de cette inquiétude en considérant que « sans nier les conséquences de la réforme introduite par le législateur pour le monde associatif, qui tire l’essentiel de ses ressources de la générosité de ses bienfaiteurs adhérents ou sympathisants, il n’appartient toutefois pas au juge de réformer ou corriger la loi, si inadéquate soit-elle. »
Sans attendre la position de la Cour de cassation, qui validera l’arrêt de la cour d’appel de Versailles [5], le législateur voulut rassurer le secteur associatif par la loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations qui est venu modifier l’article 757 du CGI en y ajoutant un alinéa supplémentaire ouvrant le droit à l’exonération des droits de mutation des organismes d’intérêt général en matière de dons manuels.
Le Sénateur Yann Gaillard, membre de la Commission des Finances, a fait ce rapport le 7 mai 2003 : « L’Assemblée nationale a souhaité que figure explicitement dans la loi, l’exonération des droits de mutation des organismes d’intérêt général en matière de dons manuels. En fait, il s’agit de revenir sur certaines interprétations contraires à la pratique traditionnelle d’exonération, qui avaient pu être faites par les services fiscaux au moment où il s’agissait de lutter contre les sectes » [6].
Ainsi, avec une loi devenue plus claire, compréhensible et prévisible, une jurisprudence bien établie de la CEDH et de la Cour suprême française, nous pouvions légitimement penser que la notion de révélation des dons manuels ne serait plus source de contentieux et d’une interprétation imprévisible par l’administration française qui serait validée par les cours et tribunaux. Pourtant, il semblerait que les juridictions du fond et l’administration fiscale soient rentrées en fronde et que l’association Shambhala soit la première à en subir les conséquences.
Cette association, qui est régie par la loi du 1er juillet 1901, a pour objet de « promouvoir et pratiquer les enseignements et les arts Shambhala tels que transmis par Chogyam Trumpa Rimpotché ». L’association gère un centre d’étude et de pratique situé au Mas Marvent à Saint Yrieix sous Aixe. Dans ce centre, elle organise des séminaires, assure l’hébergement et la restauration des participants et elle commercialise des produits dérivés liés à la pratique bouddhiste. Ses ressources sont constituées notamment par les cotisations de ses membres, la facturation des prestations d’initiation à la méditation, les prestations de restauration et d’hébergement ainsi que des dons.
Cette association a fait l’objet d’une vérification de comptabilité pour les années 2005 à 2010 et la direction générale des finances publiques lui a adressé en 2011 des mises en demeure de déclarer des dons manuels provenant de ses membres.
Le 7 septembre 2011, en l’absence de dépôt des déclarations, l’administration fiscale a adressé à l’association une proposition de rectification des droits d’enregistrement pour les années 2005 à 2010, les périodes correspondantes faisant l’objet d’une taxation d’office. Pour l’administration fiscale, l’association ne répondait pas à la définition des organismes d’intérêt général poursuivant un objet à caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel ou concourant à la mise en valeur du patrimoine artistique, à la défense de l’environnement naturel ou à la diffusion de la culture de la langue ou des connaissances scientifiques françaises visés par l’article 200-1 du Code général des impôts et qu’elle ne pouvait donc prétendre à une exonération fiscale des dons. L’administration fiscale exposait aussi que l’association n’avait pas déposé de demande en vue de la qualification d’association cultuelle qui lui aurait permis de se prévaloir de l’exonération prévue à l’article 795-10 du CGI, les droits de mutation prévus à l’article 777 du CGI devant dès lors s’appliquer. Ainsi, les rappels des droits d’enregistrements pour les exercices 2005 à 2010 ont été mis en recouvrement le 15 février 2012 pour un total cumulé de 643 221 Euros.
Le 13 mars 2012, l’association a adressé une réclamation contentieuse à l’administration fiscale qui l’a rejetée le 7 septembre 2012, des délais de paiement lui ayant été cependant accordés.
Par acte du 31 octobre 2012, l’association a saisi le tribunal de grande instance de Limoges (TGI) pour contester le redressement fiscal et les pénalités afférentes en soutenant que les dons manuels qui lui ont été consentis sont exonérés de toute taxation au titre des droits d’enregistrement en application de l’article 757 du code général des impôts.
Par jugement du 21 novembre 2013, le tribunal a notamment constaté que l’administration fiscale renonçait à la taxation d’office au titre des années 2005, 2006, 2007 et 2010 et a débouté l’association de ses demandes.
Le tribunal va reprendre l’argumentation de l’administration fiscale sur la nature de l’association. L’administration estime « qu’en favorisant la pratique de la méditation, l’association (…) ne concour[t] ni à la création, ni à la diffusion, ni à la protection des œuvres de l’art et de l’esprit et qu’elle n’a pas non plus pour but la diffusion des savoirs n’ayant pas pour objet de diffuser la culture tibétaine en France mais de favoriser une pratique personnelle. »
Pour l’administration, la définition d’association d’intérêt général à caractère culturel ne peut s’appliquer à cette association car « nonobstant le fait que les activités de l’association (…) s’inscrivent dans le cadre de l’apprentissage des principes bouddhistes, il est patent que ces activités allient enseignements, pratiques personnelles de la médiation et activités communautaires et sont indissociables d’une démarche spirituelle individuelle ne s’inscrivant pas dans le cadre de l’intérêt général ».
Elle va réfuter « qu’elle ait davantage un caractère éducatif, lequel caractère est reconnu aux établissements publics ou privés de l’enseignement primaire et secondaire qui sont d’intérêt général, lesquels établissements doivent être régulièrement déclarés auprès de l’autorité administrative compétente. »
Le tribunal va valider ce raisonnement en déclarant que la notion d’intérêt général est « une notion floue et mal définie », précisant que « cette expression désigne les intérêts, valeurs ou objectifs qui sont partagés par l’ensemble des membres d’une société » et que « pour bénéficier de l’exonération des droits de mutation sur les dons manuels dont ils bénéficient, les organismes d’intérêt général visés à l’article 200 sont ceux qui ont vocation à défendre ou développer les valeurs ou objectifs qui sont partagés par l’ensemble des membres de la société française. »
Le tribunal va juger que « l’enseignement de la culture tibétaine aux membres de l’association (…) à l’aune des pratiques bouddhiques transmis par Chogyam Trumpa Rimpotché et poursuivies par le Sakyong Mipham Rimpotché ne s’inscrit pas dans une volonté de diffuser à l’ensemble de la population française la culture tibétaine pour répondre à une valeur ou un objectif communs à la société française mais est [destiné à] la pratique bouddhique du groupe restreint des membres de cette association, donc tournée non pas vers un intérêt général mais vers des intérêts privés. »
Le tribunal va en conclure que l’association « ne peut donc pas prétendre à l’exonération des droits de mutation sur les dons manuels qu’elle perçoit de ses membres. »
Sur le principe d’une obligation de déclaration et d’imposition en tant que mutations à titre gratuit des dons manuels consentis à l’association, l’administration fiscale explique dans ses conclusions, que la version de l’article 757 issu de la loi de finances de 1992 n’est pas applicable au cas d’espèce. « C’est l’article 757 dans sa teneur résultant de la loi n° 2003-709 du 1er août 2003 qui est applicable (…) et dont le libellé et l’examen des travaux parlementaires ne laissent aucun doute sur son application aux associations, ces dernières étant bien soumises à une obligation de déclaration ou d’enregistrement pour les dons manuels révélés à l’administration fiscale et assujetties à l’imposition de ces dons sauf à être exonérées en qualité d’organismes présentant les caractères énoncés à l’article 200 du Code général des impôts », précise-t-elle. Le tribunal, ayant constaté que l’association ne répond pas aux critères de l’article 200 du CGI, va juger que « les dons manuels qui lui sont consentis et qui sont révélés à l’administration fiscale sont soumis aux droits de mutation à titre gratuit. »
Sur la notion de révélation, l’association fait valoir « que la taxation des dons manuels “révélés” à l’occasion d’un contrôle fiscal ne remplit pas les conditions de prévisibilité de la loi, la Cour Européenne des Droits de l’Homme ayant jugé que l’association n’est pas à même de prévoir à un degré raisonnable les conséquences pouvant résulter de la perception des offrandes et de la présentation de sa comptabilité à l’administration fiscale. » Elle indique que « l’arrêt de la CEDH justifiait également la remise en cause de cette taxation au regard des sommes exorbitantes soustraites par le fisc, et notamment de l’impossibilité pour l’association de réaliser, suite à cette taxation, son objet social. » Elle fait valoir « qu’en l’espèce, le montant totalement exorbitant qui lui est réclamé (668 490 € initialement et 241 795 € aujourd’hui) entraînerait sa disparition si elle devait payer cette somme au Trésor Public. »
L’association considère « qu’elle n’a révélé aucun don spontanément et que c’est uniquement à la demande de l’administration qu’elle a été contrainte de révéler les dons reçus au titre des exercices 2008 et 2009 alors qu’elle était obligée de répondre dans le cadre de la procédure de contrôle. »
Pour l’administration fiscale « il n’est pas contesté que la vérificatrice a effectivement constaté la comptabilisation de sommes en produits exceptionnels lors de la vérification de comptabilité mais la nature de ces sommes a été révélée [à] l’administration fiscale par la réponse écrite du Directeur de l’association (…) à la suite de la demande écrite de l’inspectrice. » Elle ajoute que si la découverte par l’administration fiscale à l’occasion d’un contrôle fiscal de l’existence de dons manuels ne constitue pas une révélation au sens des dispositions de l’article 757 alinéa 2 du Code général des impôts comme ne recélant pas de déclaration de la part du bénéficiaire, la réponse faite à l’administration à sa demande relative à la nature de “produits exceptionnels” inscrits dans la comptabilité de l’association S. contient une révélation sur les dons manuels dont elle a bénéficié sur la période objet du contrôle. » Elle va en conclure que « le caractère volontaire et sans ambiguïté de la révélation ressort du libellé et du détail des éléments de réponse émanant du Directeur du Centre » sur la nature des produits exceptionnels perçus en 2008 et 2009.
Le tribunal va juger que « si la Direction Générale des Finances Publiques a retiré à juste titre de ses prétentions les sommes réclamées au titre de l’imposition des droits de mutation portant sur les dons manuels dont a bénéficié l’association S. au titre des exercices 2005, 2006, 2007 et 2010 qui n’étaient pas compris dans les sommes déclarées comme étant des dons manuels par le directeur de l’association dans son courrier en date du 6 Juin 2011, elle soutient à bon droit qu’il y a eu révélation des dons manuels pour les exercices 2008 et 2009, lesquels étaient donc soumis à déclaration. » [7]. L’association interjeta appel de ce jugement.
Bien que le jugement fût frappé d’appel, la Direction Générale des Finances Publiques ne perdit pas de temps pour le faire exécuter, puisqu’elle fit délivrer le 3 janvier 2014 à l’association Shambala une mise en demeure de payer la somme de 241.795 Euros. Également, elle modifia son Bulletin Officiel consacré aux droits de mutation afin d’intégrer ce jugement et exposer sa position officielle [8].
Par acte d’huissier de justice en date du 11 février 2014, l’association a fait assigner, devant le premier président de la Cour d’appel de Limoges, la Direction Générale des Finances Publiques aux fins de voir entre autres constater que l’exécution provisoire attachée de droit au jugement risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives pour l’association et arrêter en conséquence l’exécution provisoire de droit.
Le premier président de la Cour d’appel va relever « qu’en application de l’article R 202-5 du Livre des Procédures Fiscales le jugement rendu le 23 novembre 2013 par le Tribunal de Grande Instance de Limoges est exécutoire de droit ; que le même article dispose cependant que, en cas d’appel, l’exécution provisoire peut être arrêtée, si elle risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives, ou aménagée, dans les conditions prévues aux articles 517 à 524 du Code de Procédure Civile. »
Ainsi, il va constater « qu’engendre un risque de conséquences manifestement excessives, à raison de la situation irréversible qu’elle créerait, l’exécution d’une mesure de nature à ruiner complètement la trésorerie d’une structure » et que même si l’association « réalise un chiffre d’affaires non négligeable et en constante augmentation (…) et perçoit par ailleurs des dons non négligeables (…) ses charges sont également importantes en sorte que, à l’exclusion de l’année 2009 pour lequel le résultat a été bénéficiaire, les autres exercices se sont soldés par un résultat négatif en sorte que l’association ne dispose pas à ce jour d’une trésorerie lui permettant de régler les sommes dues à l’administration fiscale. »
Il va en conclure que « l’exécution de la décision serait de nature à conduire à l’arrêt de l’activité de l’association, ce qui constitue une conséquence manifestement excessive au sens de l’article R 202-5 du Livre des Procédures fiscales » et ordonner « l’arrêt de l’exécution provisoire attachée au jugement du Tribunal de Grande Instance de Limoges en date du 21 novembre 2013 » [9].
Devant les juges d’appel, l’association estime entrer dans la catégorie des organismes d’intérêt général que l’article 200 du CGI définit comme étant ceux ayant un caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel ou concourant à la mise en valeur du patrimoine artistique, à la défense de l’environnement nature ou à la diffusion de la culture, de la langue et des connaissances scientifiques françaises. La Cour d’appel va estimer le contraire. En effet, selon elle, « l’association diffuse la pratique de la méditation selon les préceptes de deux maîtres de méditation tibétains ; que cette démarche spirituelle individuelle ne concoure ni à la création, ni à la diffusion, ni à la protection des œuvres de l’art et de l’esprit mais tend uniquement à favoriser une pratique personnelle ; que la transmission des savoirs invoquée par l’association se situe elle-même dans la cadre de cette démarche spirituelle individuelle. »
Sur l’application de l’article 757 du code général des impôts aux personnes morales et la notion de révélation de dons manuels, l’association considère qu’elle n’a révélé aucun don spontanément puisqu’elle a été contrainte de le faire pour répondre à l’injonction de l’administration fiscale dans le cadre de la procédure de contrôle.
D’abord la Cour d’appel va constater que « les opérations de contrôle diligentées par l’administration fiscale du 31 mars au 7 juillet 2011 ont révélé que l’association avait perçu d’importantes sommes en provenance de personnes physiques ou morales étrangères ; que, par courrier du 16 mai 2011, l’administration fiscale a interrogé l’association sur la nature de certaines sommes perçues en 2008 et 2009 ; que l’association a répondu, par courrier du 16 juin 2011, que ces sommes n’étaient ni des prêts, ni des subventions, ni des rémunérations, mais des dons versés par ses membres de manière désintéressée ; que cette réponse de l’association n’est pas intervenue sous la contrainte mais a été faite spontanément. »
Ensuite, elle rappelle qu’en vertu des alinéas 1 et 2 de l’article 757 du CGI, pour être imposable, le don manuel doit être révélé à l’administration fiscale par le bénéficiaire de la mutation « spontanément », ou « en réponse à une demande de l’administration fiscale », ou « au cours d’une procédure de contrôle ou d’une procédure contentieuse ».
Enfin, elle en conclut que « c’est à juste titre que l’administration fiscale a décidé que les dons manuels révélés par l’association en réponse à sa demande de renseignements étaient imposables et qu’elle a mis en demeure cette dernière de les déclarer. »
Sur la taxation d’office et les pénalités, la Cour d’appel juge « qu’en l’absence de dépôt de la déclaration de don manuel dans les trente jours de la réception de la mise en demeure, le 1er août 2011, l’administration fiscale était fondée, conformément à l’article 757 du code général des impôts, à procéder à la taxation d’office des dons perçus par l’association au cours des années 2008 et 2009 selon la procédure prévue à l’article L.66, 4o, du livre des procédures fiscales et à appliquer la pénalité prévue à l’article 1728,1, du code général des impôts » [10]. Précisons que l’association a formé un pourvoi en cassation.
Espérons que la Cour de cassation mette fin une bonne fois pour toutes à ces dérives de l’administration fiscale validées par des juridictions du fond.
Pour terminer cette première partie consacrée à la taxation des dons manuels, nous pouvons évoquer l’exécution des arrêts rendus le 31 janvier 2013 par la CEDH. Le Gouvernement français a transmis le 28 octobre 2013 au Secrétariat général du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe un bilan d’action portant sur les mesures à caractère individuel et à caractère général qui ont été mises en place. Quelles ont été les mesures adoptées ?
Pour l’Association des chevaliers du lotus d’or : « la Cour a alloué à cette association les sommes de 36 886 euros au titre du dommage matériel et de 10 000 euros au titre des frais et dépens. Ces sommes ont été versées à l’association requérante le 25 juillet 2013. »
Pour l’Association temple pyramide : « la Cour a accordé une somme de 3 599 551 euros au titre du dommage matériel et 49 568 euros au titre des frais et dépens. Les sommes de 24 500 euros au titre du dommage matériel et de 49 568 euros au titre des frais et dépens ont été payées à l’association requérante respectivement le 15 et le 25 juillet 2013. Le surplus du dommage matériel correspondant à la part de la taxation dont l’association ne s’est jamais acquittée a fait l’objet d’un dégrèvement le 15 juillet 2013 en accord avec cette dernière. »
Pour l’Église évangélique missionnaire : « la Cour a alloué à cette association les sommes de 387 722 euros au titre du préjudice matériel et de 55 000 euros au titre des frais et dépens. Ces sommes ont été versées à l’association requérante le 29 juillet 2013. »
Concernant les mesures à caractère général, le Gouvernement explique que les arrêts ont été diffusés « aux ministères du budget, de la justice et de l’intérieur (chargé des cultes) », qu’ils sont disponibles par l’intermédiaire du site d’accès au droit grand public « Légifrance » et qu’ils ont fait l’objet de commentaires dans de nombreuses revues juridiques.
Le Gouvernement va rappeler que « la décision de la Cour ne remet pas en cause la législation fiscale en tant que telle, mais son application au[x] cas particuliers des requérantes. » Il va préciser que « pour les raisons exposées dans la résolution finale (CM/ResDH(2013)184) concernant l’affaire Association Les témoins de Jéhovah c. France (affaire n° 8916/05), l’exécution de la présente affaire n’appelle pas d’autres mesures générales. » Le Gouvernement va estimer que « les arrêts de la Cour ont été exécutés. » [11].
Dans sa résolution finale CM/ResDH(2014)100 du 9 juillet 2014, le Comité des Ministres a constaté que le Gouvernement français avait exécuté les arrêts de la CEDH.
L’accès et la rectification des documents administratifs : une brique de plus à l’édifice jurisprudentiel favorable aux nouveaux mouvements religieux
Dans une précédente tribune consacrée à la communication des documents administratifs et à la possibilité de demander la modification de leur contenu, nous avions évoqué le contentieux opposant l’association Église universelle du Royaume de Dieu, aujourd’hui dénommée Centre d’accueil universel, au ministère de l’intérieur [12].
Cette association mena un long combat judiciaire pour obtenir l’accès aux documents détenus par la direction centrale des renseignements généraux et communiqués à l’Assemblée nationale justifiant son classement par cette dernière parmi les sectes dans son rapport de 1995. Elle le remporta le 3 juillet 2006 devant le Conseil d’État [13].
Suite à cet arrêt, l’association a obtenu la communication de la fiche la concernant. L’association a demandé au ministre de l’intérieur, par courrier du 31 mars 2008, la suppression des mentions « déstabilisation mentale », « exigences financières exorbitantes » et « atteintes à l’intégrité physique » figurant dans ce document. Le ministre, par son silence, rejeta la demande.
Là encore, un nouveau combat judiciaire dut être mené : elle remporta une bataille devant le Tribunal administratif de Paris qui, par son jugement n° 0812870 du 28 janvier 2010, a annulé la décision attaquée et enjoint en conséquence au ministre de supprimer les mentions litigieuses. Le ministre a interjeté appel devant la Cour administrative d’appel de Paris (CAA) et lui demanda d’annuler ce jugement.
Dans son arrêt du 31 mars 2011, la CAA a fait droit à la demande du ministre de l’intérieur [14]. L’association s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’État qui, par son arrêt du 13 février 2013, a accueilli son recours et annulé l’arrêt rendu par la CAA. Le Conseil d’État, ayant constaté que la CAA avait dénaturé les termes de la requête de l’association, va renvoyer l’affaire devant la même CAA afin qu’elle soit jugée de nouveau [15].
Dans son arrêt du 19 février 2015, la CAA de Paris va rappeler que le Conseil d’État a définitivement jugé par un arrêt du 3 juillet 2006 que la fiche concernant l’association était un document administratif au sens des dispositions de l’article 1er de la loi du 17 juillet 1978 (portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal), et non un élément d’un fichier dont la communication et la rectification s’exerceraient dans le cadre des dispositions de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. La Cour va préciser qu’il n’est pas possible au ministre de l’intérieur d’invoquer les dispositions du décret du 14 octobre 1991 portant application des dispositions de l’article 31 de la loi du 6 janvier 1978 aux fichiers informatisés, manuels ou mécanographiques gérés par les services des renseignements généraux.
La CAA va juger qu’en application des dispositions de la loi du 17 juillet 1978, la communication de la fiche élaborée par « les renseignements généraux à la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale lui a fait perdre le caractère de document d’ordre interne et a rendu tout intéressé recevable à demander à connaître les mentions le concernant, à en contester l’exactitude et à en obtenir, le cas échéant, la suppression ».
Elle va constater que « le ministre ne fournit aucun élément permettant de justifier les mentions “déstabilisation mentale”, “exigences financières exorbitantes” et “atteinte à l’intégrité physique” contenues dans ce document », et d’en conclure que « le ministre n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a fait droit à la demande du Centre d’accueil universel » [16]. Le ministre de l’intérieur se pourvoira-t-il en cassation de cet arrêt devant le Conseil d’État ? Cela est fort probable, les ministères ayant toujours utilisé toutes les voies de recours pour contester les arrêts et jugements favorables aux nouveaux mouvements religieux.
Appréciation du contenu d’un rapport d’activité d’une mission interministérielle et utilisation des rapports d’enquête parlementaire et leur valeur juridique : une justice de plus en plus rigoureuse
Lors d’une précédente tribune consacrée aux rapports des missions interministérielles et des commissions d’enquête parlementaire [17], nous avions évoqué le jugement rendu le 1er juin 2012 par la 17e chambre correctionnelle du TGI de Paris condamnant Georges Fenech, alors président de la Miviludes, pour diffamation publique envers l’association société française de défense de la Tradition, Famille et Propriété – TFP, du fait de propos contenus dans le rapport d’activité 2008 de la Miviludes [18]. Georges Fenech avait interjeté appel de ce jugement.
La cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 26 juin 2013, a infirmé partiellement le jugement du TGI de Paris. Sur les trois passages litigieux, la cour d’appel a déclaré non diffamatoire les deuxième et troisième passages [19]. L’association TFP s’est pourvue en cassation.
Par un arrêt du 16 septembre 2014, la chambre criminelle de la Cour de cassation va accueillir le pourvoi de l’association, car selon la Cour suprême « le deuxième passage imputait à l’association TFP et à son dirigeant d’être visés par une information judiciaire en cours, ce qui impliquait aux yeux des lecteurs qu’ils étaient soupçonnés par la justice d’avoir commis des faits susceptibles de qualification pénale, et que le troisième passage, faisant état de “dérives sectaires” d’une association présentée comme une “émanation directe de TFP”, alléguait que les parties civiles étaient personnellement concernées par les agissements répréhensibles de celle-ci, et que ces imputations portaient nécessairement atteinte à l’honneur et à la considération des plaignants ».
Ainsi la cour d’appel ayant méconnu les dispositions de l’article 29, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881, la Cour de cassation va casser et annuler l’arrêt de la cour d’appel de Paris, mais en ses seules dispositions concernant l’action civile, toutes autres dispositions étant expressément maintenues. Et pour qu’il soit à nouveau jugé, dans les limites de la cassation ainsi prononcée, elle va renvoyer la cause et les parties devant la cour d’appel de Paris autrement composée [20].
Par son arrêt du 2 juillet 2015, la cour d’appel de Paris a confirmé que dans son rapport d’activité 2008, la Miviludes a diffamé l’association. Selon le communiqué de presse de l’association TFP, « la Cour d’Appel de Paris a considéré que Georges Fenech, Président de la Miviludes à l’époque, était responsable des propos diffamatoires et qu’on ne pouvait lui accorder le bénéfice de la bonne foi, outre qu’il avait lui-même renoncé à s’en prévaloir devant la Cour. » L’affaire n’en restera pas là, elle se poursuivra « devant le Juge administratif pour la fixation des dommages et intérêts que l’État devra verser à l’association TFP », car la condamnation de Georges Fenech s’inscrit dans le fonctionnement de la Miviludes. Comme les premiers juges l’avaient souligné, « la plus grande rigueur peut être attendue quant aux vérifications mises en œuvre et à la prudence dans l’expression lorsque le texte émane d’un organisme étatique placé auprès du Premier ministre qui ne saurait se livrer à des approximations. » [21]
Bien que ne concernant pas directement les rapports d’enquête parlementaire concernant les nouveaux mouvements religieux, la CEDH est venue apporter, dans un arrêt du 19 mars 2015, des précisions pertinentes sur les possibles violations de la Convention lors des auditions devant une commission d’enquête parlementaire et de l’utilisation du contenu d’un rapport d’enquête parlementaire devant les tribunaux [22].
La Cour constate tout d’abord que « le refus de comparaître devant une commission parlementaire d’enquête, de prêter serment ou de répondre à ses questions (sauf à invoquer le secret professionnel) est passible d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 7 500 EUR, ce qui est constitutif d’une coercition. L’utilisation dans la procédure pénale dirigée contre les requérants des déclarations faites sous cette contrainte pose donc une question quant au respect de leurs droits de se taire et de ne pas contribuer à leur propre incrimination. Plus largement, la Cour estime que l’impossibilité pour les personnes appelées à comparaitre devant une telle commission d’invoquer le respect de ces droits pour éviter de répondre à des questions qui pourraient les conduire à s’auto-incriminer est en soi problématique au regard de l’article 6 § 1 de la Convention. »
La Cour relève « que les éléments recueillis par la commission parlementaire d’enquête ont été pris en compte dans le cadre de la procédure pénale dont les requérants ont fait l’objet. Le réquisitoire du procureur aux fins de renvoi des requérants devant le tribunal correctionnel fait d’ailleurs référence à l’enquête parlementaire, citant notamment expressément l’avant-propos du président de la commission. L’ordonnance de renvoi fait également référence à ce rapport. Ces références sont toutefois peu nombreuses au regard du volume de ces documents et des autres éléments de preuve examinés autrement recueillis, et les requérants ne fournissent aucun élément montrant que le procureur ou le juge d’instruction en auraient tiré des conclusions directes quant aux charges à retenir contre eux. Il apparaît au contraire que les déclarations des requérants lors de l’enquête parlementaire n’ont été utilisées que de manière secondaire, pour l’établissement du contexte factuel de l’affaire. »
La cour ajoute que « la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris (…) a retenu que le rapport de la commission parlementaire n’était pas le “support exclusif des poursuites”, le réquisitoire introductif renvoyant non seulement à ce document, mais aussi à la procédure diligenté par la brigade financière et à des révélations de Tracfin. La chambre correctionnelle a de plus pris en compte le fait que les prévenus avaient toujours contesté avoir commis le moindre détournement. Elle a ajouté qu’il lui appartenait d’apprécier la force probante de telle ou telle déclaration au regard des circonstances dans lesquelles celle-ci était intervenue. »
De plus, elle note que « les requérants (…), s’ils mettent en exergues des questions posées à M. Corbet à la fois devant la commission d’enquête parlementaire puis dans le cadre de sa garde à vue et relèvent que des actes de la procédure pénale font référence au rapport d’enquête parlementaire, n’indiquent pas quelles déclarations faites par eux devant la commission auraient été utilisées dans le cadre de la procédure pénale de manière à les incriminer, et ne prétendent que le juge du fond se serait directement basé sur des déclarations spécifiques pour conclure à leur culpabilité ou fixer leur peine. »
Elle en conclut que « les requérants n’ayant pas établi que l’utilisation, dans la procédure pénale dont ils étaient l’objet, des déclarations qu’ils avaient faites devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, a eu un impact sur le verdict de culpabilité ou les peines prononcées, cette partie de la requête est manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Il convient donc de la déclarer irrecevable et de la rejeter (…) ».
Nous pouvons saluer cet arrêt de la CEDH sur son apport jurisprudentiel quant à l’utilisation des déclarations faites devant une commission d’enquête parlementaire qui serait constitutive d’une violation de la Convention. En effet, il n’est pas déterminant que le témoignage devant une telle commission ne soit pas auto-incriminant pour qu’il y ait violation de la Convention. Ce qui compte, c’est l’utilisation faite au cours d’un procès pénal des dépositions recueillies sous la contrainte : si elles ont été utilisées d’une manière tendant à incriminer les intéressés, il y a violation de l’article 6 § 1 de la Convention. De plus, si l’utilisation dans une procédure pénale des déclarations faites devant une commission d’enquête parlementaire, sert de base exclusive pour conclure à la culpabilité d’une personne ou aux peines prononcées, alors il y a violation de l’article 6 § 1 de la CEDH.
Olex.