Résumé juridique

CEDH, Bayatyan c. Arménie (Grande chambre), 7 juillet 2011, n° 23459/03
Article 9 (Liberté de conscience)

- Modifié le 21 avril 2023

Article 9 Article 9-1
Liberté de conscience
Manifester sa religion ou sa conviction


Condamnation d’un objecteur de conscience pour refus d’accomplir le service militaire : violation
En fait Le requérant, un témoin de Jéhovah déclaré apte au service militaire, informa les autorités qu’il refusait d’accomplir son service militaire pour des raisons de conscience mais qu’il était prêt à effectuer un service civil de remplacement. En mai 2001, il reçut une convocation pour commencer son service militaire, mais il n’y répondit pas et quitta temporairement son domicile par crainte d’être enrôlé de force. Il fut accusé de soustraction aux obligations militaires et fut condamné en 2002 à une peine de deux ans et demi d’emprisonnement. Il fut libéré sous conditions après avoir purgé environ dix mois et demi de sa peine. A l’époque des faits, il n’existait pas en Arménie de loi prévoyant un service civil de remplacement pour les objecteurs de conscience.
En droit Article 9

a) Applicabilité – Il s’agit de la première affaire où la Cour est amenée à examiner la question de l’applicabilité de l’article 9 aux objecteurs de conscience. Auparavant, la Commission européenne des droits de l’homme, dans une série de décisions, avait refusé d’appliquer cette disposition aux objecteurs de conscience au motif que les Parties contractantes avaient le choix de reconnaître ou non le droit à l’objection de conscience puisque, aux termes de l’article 4 § 3 b) de la Convention, n’était pas considéré comme travail forcé « tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de conscience dans les pays où l’objection de conscience [était] reconnue comme légitime, un autre service à la place du service militaire obligatoire ». La Commission avait donc estimé que les objecteurs de conscience étaient exclus de la protection de l’article 9, lequel ne pouvait être interprété comme garantissant le droit de ne pas être poursuivi pour un refus de servir dans l’armée. Toutefois, cette interprétation de l’article 9 reflète les opinions qui prévalaient à l’époque. Des changements importants se sont produits depuis lors, tant sur le plan international que dans les systèmes juridiques des Etats membres du Conseil de l’Europe. Au moment où a eu lieu l’ingérence alléguée dans l’exercice par le requérant des droits garantis par l’article 9, à savoir en 2002-2003, il existait un quasi-consensus au sein des Etats membres puisque l’immense majorité d’entre eux avait déjà reconnu le droit à l’objection de conscience. Après que le requérant fut sorti de prison, l’Arménie a également reconnu ce droit. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a considéré que le droit à l’objection de conscience pouvait être déduit de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne indique explicitement que le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. De plus, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et le Comité des Ministres ont appelé à plusieurs reprises les Etats membres ne l’ayant pas encore fait à reconnaître le droit à l’objection de conscience, et la reconnaissance de ce droit est devenue une condition préalable à l’adhésion de nouveaux membres à l’organisation. Compte tenu de ce qui précède et conformément à la théorie de l’« instrument vivant », la Cour conclut qu’il était nécessaire et prévisible qu’elle modifie l’interprétation de l’article 9 et qu’il ne faut plus interpréter cette disposition à la lumière de l’article 4 § 3 b). En tout état de cause, les travaux préparatoires confirment que l’alinéa b) de l’article 4 § 3 a pour seul but de préciser la notion de « travail forcé ou obligatoire » et que cette clause ne reconnaît ni n’exclut le droit à l’objection de conscience ; elle ne saurait donc servir à délimiter les droits garantis par l’article 9.

Dès lors, bien que l’article 9 ne mentionne pas expressément le droit à l’objection de conscience, la Cour considère que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9. Etant donné que le requérant se trouve dans ce cas, l’article 9 s’applique en l’espèce.

b) Observation – Le fait que le requérant n’a pas répondu à la convocation au service militaire constitue une manifestation de ses convictions religieuses. La condamnation de l’intéressé s’analyse donc en une ingérence dans sa liberté de manifester sa religion. La Cour ne tranche pas la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi ni celle de savoir si elle visait un but légitime, mais se penche sur la marge d’appréciation dont bénéficie l’Etat défendeur en l’espèce. Etant donné que la quasi-totalité des Etats membres du Conseil de l’Europe ont mis en place des formes de service de remplacement, un Etat qui n’a pas encore pris de mesure en ce sens ne dispose que d’une marge d’appréciation limitée et doit faire la preuve que l’ingérence répond à un « besoin social impérieux ». Or le système en vigueur en Arménie à l’époque des faits imposait aux citoyens une obligation susceptible d’engendrer de graves conséquences pour les objecteurs de conscience tout en ne prévoyant aucune exemption pour des raisons de conscience et en sanctionnant pénalement les personnes qui, comme le requérant, refusaient d’effectuer leur service militaire. Un tel système ne ménageait pas un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui du requérant. C’est pourquoi la Cour juge que la peine infligée au requérant, alors que rien n’était prévu pour tenir compte des exigences de sa conscience et de ses convictions religieuses, ne peut passer pour une mesure nécessaire dans une société démocratique. Enfin, la Cour fait observer que le requérant a été poursuivi et condamné alors que les autorités arméniennes s’étaient déjà officiellement engagées, lors de leur adhésion au Conseil de l’Europe, à instituer un service de remplacement dans un certain délai, ce qu’elles ont fait moins d’un an après la condamnation du requérant. Dans ces conditions, la condamnation de l’intéressé, qui entrait directement en conflit avec la politique officielle de réforme et d’amendements législatifs que l’Arménie menait conformément à ses engagements internationaux, ne saurait passer pour avoir été motivée par un besoin social impérieux.

Conclusion : violation (seize voix contre une).

Article 41 : 10 000 EUR pour préjudice moral.