Conseil de l’Europe

CEDH, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996
Article 9 (Liberté de religion)

- Modifié le 10 avril 2023

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

COUR (CHAMBRE)

AFFAIRE MANOUSSAKIS ET AUTRES c. GRECE

(Requête no 18748/91)

ARRÊT

STRASBOURG

26 septembre 1996

En l’affaire Manoussakis et autres c. Grèce (1),

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit :

MM. R. Bernhardt, président,

R. Macdonald,

N. Valticos,

S.K. Martens,

A.N. Loizou,

Sir John Freeland,

MM. L. Wildhaber,

D. Gotchev,

P. Kuris,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 mai et 29 août 1996,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


Notes du greffier

1. L’affaire porte le n° 59/1995/565/651. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.


PROCEDURE

1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 5 juillet 1995, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 18748/91) dirigée contre la République hellénique et dont quatre ressortissants de cet Etat, MM. Titos Manoussakis, Constantinos Makridakis, Kyriakos Baxevanis et Vassilios Hadjakis, avaient saisi la Commission le 7 août 1991 en vertu de l’article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 9 de la Convention (art. 9).

2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérants ont exprimé le désir de participer à l’instance et désigné leurs conseils (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 13 juillet 1995, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. B. Walsh, R. Macdonald, S.K. Martens, A.N. Loizou, F. Bigi, L. Wildhaber et D. Gotchev, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43). Ultérieurement, Sir John Freeland et M. P. Kuris, suppléants, ont remplacé respectivement M. Bigi, décédé, et M. Walsh, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).

4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement grec (« le Gouvernement »), les avocats des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 13 mars 1996, celui des requérants le 14. Le 15 avril, le secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué n’entendait pas formuler d’observations écrites.

5. Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 20 mai 1996, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :

 pour le Gouvernement

MM. L. Papidas, président du Conseil juridique de l’Etat, agent,
A. Marinos, vice-président du Conseil d’Etat,
P. Kamarineas, conseiller auprès du Conseil juridique de l’Etat,
V. Kondolaimos, assesseur auprès du Conseil juridique de l’Etat conseils ;

 pour la Commission

M. C.L. Rozakis, délégué ;

 pour les requérants

Mes A. Garay, avocat à la cour d’appel de Paris,
P. Vegleris, avocat honoraire et professeur honoraire à l’université d’Athènes,
P. Bitsaxis, avocat au barreau d’Athènes, conseils.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Rozakis, Me Vegleris, Me Garay, Me Bitsaxis, M. Marinos et M. Kamarineas, ainsi qu’en leurs réponses à sa question et à celle d’un juge.

EN FAIT

I. Les circonstances de l’espèce

A. La genèse de l’affaire

6. Les requérants sont tous témoins de Jéhovah et domiciliés en Crète.

7. Le 30 mars 1983, M. Manoussakis loua, par contrat sous seing privé, une salle de 88 m2 dans un immeuble sis dans la commune de Ghazi à Héraklion (Crète). Le contrat stipulait que la salle serait utilisée « pour toute sorte de réunions, mariages, etc., de chrétiens témoins de Jéhovah ».

8. Le 2 juin 1983, il déposa auprès de l’hôtel de police d’Héraklion une plainte contre X car la veille des inconnus avaient cassé les vitres de cette salle. Le 26 septembre 1983, il déposa une nouvelle plainte pour un fait analogue survenu le 23 septembre.

9. Par une requête du 28 juin 1983 adressée au ministre de l’Education nationale et des Cultes, les requérants sollicitèrent une autorisation pour utiliser cette salle comme maison de prière. Le même jour, ils se rendirent auprès du président de la commune de Ghazi pour lui demander de certifier leurs signatures apposées sur la requête. Toutefois, ce dernier refusa de le faire au motif que les intéressés n’habitaient pas sa commune et qu’ils avaient évité de lui montrer le document sur lequel figuraient leurs signatures. Après l’intervention du préfet d’Héraklion, du ministre adjoint de l’Intérieur et du président du Parlement grec, le président de la commune revint sur son refus et accepta de certifier les signatures sur une nouvelle demande déposée le 18 octobre 1983.

10. Le 30 juillet 1983, l’église paroissiale orthodoxe de Ghazi avertissait les autorités de police d’Héraklion du fonctionnement sans autorisation d’une maison de prière de témoins de Jéhovah et des démarches des requérants auprès du ministre ; elle les invitait à effectuer un contrôle sur place, à sanctionner les responsables et surtout à interdire toute réunion jusqu’à ce que le ministre ait accordé son autorisation.

11. A cinq reprises, à savoir le 25 novembre 1983 et les 17 février, 17 avril, 17 juin, 16 août et 10 décembre 1984, le ministère de l’Education nationale et des Cultes écrivit aux intéressés pour les informer qu’il n’était pas encore en mesure de prendre une décision car il n’avait pas reçu des autres services compétents toutes les informations nécessaires à cette fin.

12. Le 3 mars 1986, le parquet d’Héraklion entama des poursuites contre les requérants, sur le fondement de l’article 1 de la loi (anagastikos nomos) n° 1363/1938, modifiée par la loi n° 1672/1939 (paragraphe 21 ci-dessous). En particulier, il leur reprochait d’avoir « créé et desservi une maison de prière pour des réunions et des cérémonies religieuses des adeptes d’une autre confession et notamment de celle des témoins de Jéhovah sans l’autorisation de l’autorité ecclésiastique reconnue et du ministre de l’Education nationale et des Cultes, autorisation exigée pour la construction et la desserte d’un temple de tout dogme ».

B. La procédure devant le tribunal correctionnel de première instance d’Héraklion

13. Le 6 octobre 1987, le tribunal correctionnel de première instance d’Héraklion formé d’un juge unique (Monomeles Plimmeliodikeio) acquitta les requérants au motif que « la réunion des adeptes de tout dogme, en l’absence d’actes de prosélytisme, est libre même lorsqu’elle a lieu sans autorisation ».

C. La procédure devant le tribunal correctionnel d’Héraklion siégeant en appel

14. Estimant que le tribunal correctionnel avait mal apprécié les éléments de fait, le parquet d’Héraklion interjeta appel du jugement du 6 octobre 1987.

15. Le 15 février 1990, le tribunal correctionnel d’Héraklion, siégeant en appel et formé de trois juges (Trimeles Plimmeliodikeio), condamna chacun des inculpés à trois mois d’emprisonnement, convertibles en 400 drachmes par jour de détention, et à 20 000 drachmes d’amende. Il releva notamment :

« (...) les accusés avaient transformé la salle qu’ils avaient louée en maison de prière, c’est-à-dire en un temple de petite taille destiné à servir comme lieu d’adoration de Dieu pour un cercle restreint d’hommes, par opposition à un édifice public consacré au culte de Dieu par tous les hommes sans distinction. Ainsi, ils ont créé ce lieu le 30 juillet 1983 et l’ont rendu accessible (...) à d’autres, notamment à leurs coreligionnaires témoins de Jéhovah de la région (cercle restreint d’hommes), sans l’autorisation de l’autorité ecclésiastique reconnue et du ministère de l’Education nationale et des Cultes. Dans ce lieu, ils s’adonnaient au culte de Dieu par des actes de prière et d’adoration (prédication, lecture de l’Ecriture sainte, louanges et prières) et ne se limitaient pas à de simples réunions de disciples et à la lecture de l’Evangile (...) »

D. La procédure devant la Cour de cassation

16. Le 5 mars 1990, les requérants se pourvurent en cassation ; ils soutenaient, entre autres, que les dispositions de l’article 1 de la loi n° 1363/1938, en particulier l’obligation de solliciter une autorisation pour pouvoir créer une maison de prière, étaient contraires aux articles 11 et 13 de la Constitution grecque ainsi qu’aux articles 9 et 11 de la Convention européenne (art. 9, art. 11).

17. Par un arrêt du 19 mars 1991, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en se fondant sur les motifs suivants :

"Les dispositions de l’article 1 de la loi n° 1363/1938 et du décret royal des 20 mai/2 juin 1939 adopté en exécution de cette loi ne sont contraires ni à l’article 11 ni à l’article 13 de la Constitution de 1975, car le droit à la liberté de la conscience religieuse n’est pas sans limites mais peut être soumis à un contrôle. En effet, l’exercice de ce droit est soumis à certaines conditions prévues par la Constitution et par la loi : ainsi faut-il qu’il s’agisse d’une religion connue et non d’une religion occulte ; il faut qu’aucune atteinte ne soit portée à l’ordre public et à la morale ; il faut encore qu’il n’y ait pas d’actes de prosélytisme, qui sont expressément prohibés par les deuxième et troisième phrases du paragraphe 2 de l’article 13 de la Constitution. Par ailleurs, ces dispositions sont conformes à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (...) dont l’article 9 (art. 9) consacre la liberté religieuse mais qui autorise par son paragraphe 2 (art. 9-2) que des restrictions, prévues par la loi, soient imposées lorsqu’elles sont nécessaires dans une société démocratique à la sûreté publique, à la défense de l’ordre public, à la protection de la santé ou de la morale ou pour la protection des droits d’autrui.

Les dispositions susmentionnées (...) chargeant le ministre de l’Education nationale et des Cultes - qui exerce sa tutelle sur toutes les confessions et les dogmes - de procéder à une enquête pour contrôler si les conditions susmentionnées sont réunies, ne sont pas contraires à la Constitution de 1975 ni à l’article 9 de la Convention (art. 9) (...), qui n’interdisent aucunement une telle enquête ; d’ailleurs celle-ci n’a pour objectif que la constatation des conditions légales pour l’octroi de l’autorisation sollicitée ; en effet, si ces conditions sont réunies le ministre est tenu d’accorder l’autorisation pour la création d’une maison de prière."

18. Selon l’opinion dissidente d’un de ses membres, la Cour de cassation aurait dû censurer l’arrêt attaqué, en ce qu’aucun acte punissable ne pouvait être retenu à l’encontre des intéressés, l’article 1 de la loi étant contraire à l’article 13 de la Constitution de 1975.

19. Le 20 septembre 1993, la police d’Héraklion apposa des scellés sur la porte d’entrée de la salle louée par les requérants.

II. Le droit interne pertinent

A. La Constitution

20. Les articles pertinents de la Constitution de 1975 se lisent ainsi :

Article 3

"1. La religion dominante en Grèce est celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ. L’Eglise orthodoxe de Grèce, reconnaissant pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ, est indissolublement unie, quant au dogme, à la Grande Eglise de Constantinople et à toute autre Eglise chrétienne de la même foi (homodoxi), observant immuablement, comme les autres Eglises, les saints canons apostoliques et synodiques ainsi que les saintes traditions. Elle est autocéphale et administrée par le Saint-Synode, composé de tous les évêques en fonctions, et par le Saint-Synode permanent qui, dérivant de celui-ci, est constitué comme il est prescrit par la Charte statutaire de l’Eglise et conformément aux dispositions du Tome patriarcal du 29 juin 1850 et de l’Acte synodique du 4 septembre 1928.

2. Le régime ecclésiastique établi dans certaines régions de l’Etat n’est pas contraire aux dispositions du paragraphe précédent.

3. Le texte des Saintes Ecritures est inaltérable. Sa traduction officielle en une autre forme de langage, sans le consentement préalable de l’Eglise autocéphale de Grèce et de la Grande Eglise du Christ à Constantinople, est interdite.« Article 13 »1. La liberté de la conscience religieuse est inviolable. La jouissance des droits individuels et politiques ne dépend pas des croyances religieuses de chacun.

2. Toute religion connue est libre ; les pratiques de son culte s’exercent sans entrave sous la protection des lois. L’exercice du culte ne peut pas porter atteinte à l’ordre public ou aux bonnes moeurs. Le prosélytisme est interdit.

3. Les ministres de toutes les religions connues sont soumis à la même surveillance de la part de l’Etat et aux mêmes obligations envers lui que ceux de la religion dominante.

4. Nul ne peut être dispensé de l’accomplissement de ses devoirs envers l’Etat, ou refuser de se conformer aux lois, en raison de ses convictions religieuses.

5. Aucun serment ne peut être imposé qu’en vertu d’une loi qui en détermine aussi la formule."

B. La loi n° 1363/1938

21. L’article 1 de la loi n° 1363/1938 (modifiée par la loi n° 1672/1939) dispose :

"L’érection ou la desserte de temples de quelque confession que ce soit est soumise à l’autorisation de l’autorité ecclésiastique reconnue et du ministère de l’Education nationale et des Cultes, à accorder selon les modalités précisées dans le décret royal qui sera adopté sur proposition du ministre de l’Education nationale et des Cultes.

A partir de la publication du décret royal cité à l’alinéa précédent, les temples ou autres maisons de prière qui seront érigés ou desservis sans que les dispositions dudit décret soient respectées (...) seront fermés et placés sous scellés par les autorités de police et leur fonctionnement sera interdit ; ceux qui les ont érigés ou desservis seront punis d’une amende jusqu’à 50 000 drachmes et d’une peine d’emprisonnement de deux à six mois, non convertible en sanction pécuniaire.

(...)

Le terme « temple » au sens de la présente loi (...) comprend toute sorte d’édifice public consacré au culte d’une divinité (paroissial ou non, chapelles et autels).« 22. La Cour de cassation a jugé que les termes »maison de prière« au sens de ces dispositions signifient »un temple d’une taille relativement petite, établi dans un immeuble privé et destiné à fonctionner comme lieu de culte de Dieu pour un cercle restreint d’hommes, par opposition à un édifice public consacré au culte de Dieu par tous les hommes sans distinction. Par desserte d’un temple ou d’une maison de prière on entend, selon ces mêmes dispositions, le comportement humain par lequel le temple ou la maison de prière se rend accessible aux autres pour le culte de Dieu" (arrêt n° 1107/1985, Poinika Khronika, vol. 56, 1986).

C. Le décret royal des 20 mai/2 juin 1939

23. L’article 1 par. 3 du décret royal des 20 mai/2 juin 1939 prévoit qu’il appartient au ministre de l’Education nationale et des Cultes de vérifier l’existence « des raisons essentielles » justifiant l’octroi de l’autorisation d’ériger ou de desservir une maison de prière. A cette fin, les intéressés doivent formuler, par l’intermédiaire de leur ministre du culte, une demande sur laquelle figurent leurs adresses et leurs signatures certifiées par le maire ou le président de la commune de leur lieu de résidence. Plus particulièrement, l’article 1 dudit décret est ainsi libellé :

"1. Pour la délivrance d’une autorisation de construire ou de desservir des temples non soumis aux dispositions de la législation sur les temples et les prêtres de paroisses appartenant à l’Eglise orthodoxe de Grèce, telle qu’elle est prévue par l’article 1 de la loi (réf. 1672/1939), sont exigés :

a) Une demande présentée par au moins cinquante familles, plus ou moins du même voisinage et vivant dans une région située à une grande distance d’un temple de la même confession, étant supposé que l’accomplissement de leurs obligations religieuses est rendu difficile par la distance les séparant du temple existant. La limitation à cinquante du nombre de familles ne s’applique pas aux faubourgs ou aux villages.

b) La demande est adressée aux autorités ecclésiastiques locales et doit être signée par les chefs de famille, qui indiquent leurs adresses respectives. L’authenticité de leurs signatures est certifiée par le bureau de police local qui, après une enquête sur le terrain, atteste de la réunion des conditions mentionnées dans le sous-paragraphe précédent (...).

c) Un avis motivé sur la demande émis par la police locale. Ensuite, elle la transmet, avec son avis, au ministère de l’Education nationale et des Cultes qui peut accepter ou rejeter la demande s’il estime que la construction ou l’utilisation d’un nouveau temple ne se justifie pas ou que les dispositions du présent décret n’ont pas été observées.

2. (...)

3. En ce qui concerne la délivrance d’une autorisation de construire ou de desservir une maison de prière, les dispositions du paragraphe 1 a) et b) du présent décret ne s’appliquent pas ; il appartient au ministre de l’Education nationale et des Cultes, d’apprécier l’existence des raisons essentielles justifiant la délivrance d’une telle autorisation. A cet égard, les intéressés adressent au ministère de l’Education nationale et des Cultes, par l’intermédiaire de leur ministre du culte, une demande signée et certifiée quant à l’authenticité de signatures par le maire ou le président de la commune. Les adresses des intéressés figurent aussi sur la demande.(...)"

D. La jurisprudence

24. Le Gouvernement a communiqué à la Cour une série d’arrêts du Conseil d’Etat concernant l’autorisation d’ériger ou de desservir des temples ou des maisons de prière.

Il ressort de ces arrêts que le Conseil d’Etat a annulé à plusieurs reprises des décisions du ministre de l’Education nationale et des Cultes par lesquelles celui-ci refusait une telle autorisation au motif que les témoins de Jéhovah en général se livraient au prosélytisme (arrêt n° 2484/1980) ou que certains de ceux qui avaient sollicité une autorisation avaient fait l’objet de poursuites pour prosélytisme (arrêt n° 4260/1985) ; ou encore en raison de la proximité de la maison de prière avec une église orthodoxe (4 km dans la même ville) (arrêt n° 4636/1977) et du nombre limité d’adeptes (8) sur le total de la population de la commune (938) (arrêt n° 381/1980).

25. En outre, le Conseil d’Etat a jugé que l’exigence de certification des signatures par l’autorité municipale compétente (décret royal des 20 mai/2 juin 1939 - paragraphe 23 ci-dessus) ne constitue pas une restriction du droit à la liberté de religion garanti par la Constitution grecque et la Convention européenne (arrêt n° 4305/1986) ; en revanche, le non-respect de celle-ci par les intéressés justifie un refus d’autorisation (arrêt n° 1211/1986). Enfin, le silence du ministre de l’Education nationale et des Cultes pendant plus de trois mois à partir du dépôt d’une demande d’autorisation constitue une omission de l’administration de se prononcer conformément à la loi et équivaut à une décision implicite de rejet, laquelle se prête à un recours en annulation (arrêt n° 3456/1985).

Quant à l’autorisation du métropolite local, elle est exigée seulement pour l’érection ou la desserte de temples et non pour celles de maisons de prière.

26. Dans son arrêt (n° 721/1969) du 4 février 1969, l’assemblée plénière du Conseil d’Etat a affirmé que l’article 13 de la Constitution n’exclut pas la vérification préalable par l’administration de la réunion des conditions requises par cet article pour la pratique d’un culte ; toutefois, cette vérification revêt seulement un caractère déclaratoire. L’octroi de l’autorisation est obligatoire en cas de réunion de ces conditions, l’administration ne disposant pas d’un pouvoir discrétionnaire dans ce domaine. L’accord préalable du métropolite local pour l’érection d’un temple (paragraphe 25 ci-dessus) n’est pas un « acte administratif exécutoire » mais « une action préparatoire de constat » de la part de l’organe de la religion dominante qui se trouve en contact avec les réalités religieuses locales. Le pouvoir de décision appartient au ministre de l’Education nationale et des Cultes qui peut passer outre l’appréciation du métropolite s’il estime que celle-ci n’est pas légalement motivée.

Le Conseil d’Etat a ultérieurement confirmé cette jurisprudence en déclarant notamment que « l’autorisation » du métropolite local est un simple avis qui ne lie pas le ministre de l’Education nationale et des Cultes (arrêt n° 1444/1991 du 28 janvier 1991).

E. Le recours en annulation devant le Conseil d’Etat

27. Les articles 45, 46 et 50 du décret présidentiel n° 18/1989 codifiant les dispositions légales relatives au Conseil d’Etat, des 30 décembre/9 janvier 1989, régissent le recours en annulation contre les actes ou omissions de l’administration :

Article 45

Actes incriminés

"1. Le recours en annulation pour excès de pouvoir ou violation de la loi est permis uniquement contre les actes exécutoires des autorités administratives et des personnes morales de droit public qui ne sont susceptibles de recours devant aucune autre juridiction.

(...)

4. Dans les cas où la loi impose à une autorité de régler une question déterminée en édictant un acte exécutoire soumis aux dispositions du paragraphe 1, le recours en annulation est recevable même contre la carence de cette autorité pour édicter un tel acte.

L’autorité est présumée refuser d’édicter ledit acte soit lorsque le délai spécial fixé le cas échéant par la loi arrive à expiration soit après l’écoulement d’un délai de trois mois à partir du dépôt de la requête auprès de l’administration qui est tenue de délivrer un accusé de réception (...) indiquant le jour dudit dépôt. Le recours en annulation exercé avant les délais susmentionnés est irrecevable.

Le recours en annulation valablement introduit contre un refus implicite [de l’administration] vaut également recours contre l’acte négatif qui serait le cas échéant adopté ultérieurement par l’administration ; toutefois, cet acte peut aussi être attaqué séparément.

(...)"

Article 46

Délai

"1. Sauf disposition contraire, le recours en annulation doit être exercé dans un délai de soixante jours à compter du lendemain de la date de notification de l’acte attaqué ou de la date de sa publication (...), ou, autrement, à compter du lendemain du jour où le requérant a pris connaissance de l’acte. Dans les cas des paragraphes 2, 3 et 4 de l’article 45 le délai commence à courir après l’écoulement des délais fixés par ces dispositions.

(...)"

Article 50

Conséquences de la décision

"1. La décision qui fait droit au recours en annulation prononce l’annulation de l’acte attaqué, ce qui entraîne sa suppression légale à l’égard de tous, qu’il s’agisse d’un acte réglementaire ou d’un acte individuel.

2. Le rejet du recours n’exclut pas l’exercice d’un nouveau recours contre le même acte par une autre personne ayant qualité pour agir.

3. Dans les cas de carence, lorsque le Conseil d’Etat accueille le recours, il renvoie l’affaire devant l’autorité compétente pour que celle-ci accomplisse ce qui devait l’être."

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

28. Les requérants ont saisi la Commission le 7 août 1991. Ils alléguaient des violations des articles 3, 5, 6 combiné avec l’article 14, 8, 9, 10 et 11 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (art. 3, art. 5, art. 14+6, art. 8, art. 9, art. 10, art. 11, P1-1).

29. Le 10 octobre 1994, la Commission a retenu la requête (n° 18748/91) quant au grief tiré de l’article 9 (art. 9), et l’a déclarée irrecevable pour le surplus. Dans son rapport du 25 mai 1995 (article 31) (art. 31), elle conclut à l’unanimité qu’il y a eu violation de cet article (art. 9). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt (1).


Note du greffier

1. Pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1996-IV), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.


CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT

30. Dans son mémoire, le Gouvernement invite la Cour

« à titre principal, à déclarer la requête irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours prévues par le droit interne, lesquelles sont parfaitement effectives, comme la pratique l’a toujours prouvé ; à titre subsidiaire, à rejeter la requête pour défaut de fondement, dès lors que, ainsi qu’il a été établi, les dispositions de l’article 1 de la loi n° 1363/1938 et du décret d’application de celle-ci se concilient avec le droit protégé par l’article 9 (art. 9) de la Convention européenne des Droits de l’Homme, eu égard au paragraphe 2 de cet article (art. 9-2) - in abstracto en l’espèce -, et que, de surcroît, la répression par la loi (appliquée aux requérants en l’espèce) des violations de ces dispositions par des sanctions douces est proportionnée aux fins poursuivies dans le cadre dudit paragraphe (art. 9-2) ».

EN DROIT

I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

31. Le Gouvernement soutient en ordre principal comme déjà devant la Commission, que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, faute à deux reprises d’avoir saisi - en vertu des articles 45 paras. 1 et 4 et 46 par. 1 du décret n° 18/1989 (paragraphe 27 ci-dessus) - le Conseil d’Etat du refus tacite du ministre de l’Education nationale et des Cultes de leur accorder l’autorisation sollicitée. Or le silence du ministre équivaut, au bout de trois mois, à une décision implicite de rejet susceptible de recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat. Le délai pour introduire ce recours ainsi que le point de départ de celui-ci sont fixés avec précision par la loi et étaient donc parfaitement connus des intéressés. Si ces derniers avaient saisi le Conseil d’Etat, ils auraient certainement obtenu l’autorisation et aucun tribunal ne les aurait alors condamnés. Toutefois, ils auraient délibérément omis de le faire car leur but véritable était d’attaquer devant les organes de la Convention la législation nationale pertinente.

32. Les requérants allèguent que même s’ils avaient exercé un recours pour excès de pouvoir, la procédure concernant l’établissement de leur maison de prière n’aurait pas abouti.

33. La Cour note, en premier lieu, que dans leur pourvoi en cassation, les requérants se fondaient exclusivement sur l’incompatibilité de l’article 1 de la loi n° 1363/1938, qui avait servi de base à leur condamnation, avec les articles 9 de la Convention (art. 9) et 13 de la Constitution grecque. La Cour de cassation rejeta ce grief en estimant que le tribunal correctionnel d’Héraklion siégeant en appel avait correctement interprété et appliqué la disposition susmentionnée (paragraphe 17 ci-dessus). Les requérants avaient donc épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne leur condamnation.

En outre, à aucun moment, ni devant les juridictions nationales ni devant la Commission, les intéressés ne se sont plaints de l’inaction de l’administration quant à l’accueil ou au rejet de leurs demandes des 28 juin et 18 octobre 1983 (paragraphe 9 ci-dessus). Le ministre de l’Education nationale et des Cultes leur avait, à cinq reprises, répondu par écrit qu’il était en train d’instruire le dossier (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour constate qu’il n’y a jamais eu ni décision explicite ni silence de l’administration ouvrant le délai prévu à l’article 46 par. 1 du décret n° 18/1989 et les requérants restèrent dans l’expectative depuis le 18 octobre 1983.

La Cour rappelle que l’article 26 de la Convention (art. 26) n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (arrêts Ciulla c. Italie du 22 février 1989, série A n° 148, p. 15, par. 31, et Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande du 29 novembre 1991, série A n° 222, p. 22, par. 48). Du reste, celui qui a exercé un recours de nature à remédier directement à la situation litigieuse - et non de façon détournée - n’est pas tenu d’en engager d’autres qui lui eussent été ouverts mais dont l’efficacité est improbable.

Or la Cour relève qu’un doute quant au point de départ des délais prévus aux articles 45 par. 4 et 46 par. 1 du décret n° 18/1989 (paragraphe 27 ci-dessus) pouvait exister dans l’esprit des requérants : en effet, après la seconde demande d’autorisation des intéressés, du 18 octobre 1983, le ministre de l’Education nationale et des Cultes répondit à ceux-ci le 25 novembre 1983, donc avant l’expiration des trois mois à partir du dépôt de ladite demande (article 45 par. 4 du décret susmentionné) ; il n’y avait pas alors silence de l’administration équivalant à un refus tacite d’accorder l’autorisation sollicitée.

La Cour estime aussi que, à supposer même que les intéressés eussent saisi avec succès le Conseil d’Etat, rien ne permet de penser qu’ils auraient obtenu l’autorisation sollicitée, l’administration ne se pliant pas toujours dans la pratique aux arrêts du Conseil d’Etat. L’exemple cité par les requérants dans leur mémoire à propos de l’arrêt du 29 octobre 1985 (n° 4260/1985) du Conseil d’Etat est significatif à cet égard : le Conseil d’Etat avait annulé une décision du ministre de l’Education nationale et des Cultes refusant à des témoins de Jéhovah l’autorisation de desservir une maison de prière et avait renvoyé l’affaire à l’administration afin que celle-ci recherchât si les conditions posées par la loi pour l’octroi d’une telle autorisation se trouvaient réunies. Le 7 janvier 1986, les intéressés déposèrent auprès dudit ministre une nouvelle demande à laquelle ils avaient joint une copie de l’arrêt du Conseil d’Etat. Le 3 juillet 1986, le ministre les informa qu’il n’était pas « en mesure de leur accorder l’autorisation sollicitée ». Une deuxième demande, du 20 janvier 1987, fut derechef rejetée par le ministre en ces termes : « (...) nous persistons dans la réponse précédemment donnée par nous dans la lettre (...) du 3 juillet 1986. »

34. Dans ces conditions un recours contre le prétendu refus implicite de l’administration ne saurait passer pour effectif. Les intéressés ayant épuisé les voies de recours internes, il échet de rejeter l’exception.

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION (art. 9)

35. Les requérants soutiennent que leur condamnation par le tribunal correctionnel d’Héraklion siégeant en appel enfreint l’article 9 de la Convention (art. 9), aux termes duquel :

"1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui."

A. Existence d’une ingérence

36. Nul ne conteste la validité du contrat sous seing privé conclu par les requérants le 30 mars 1983 (paragraphe 7 ci-dessus).

La condamnation des intéressés prononcée par le tribunal correctionnel d’Héraklion siégeant en appel pour s’être servis de la salle qu’ils avaient louée sans l’autorisation préalable exigée par la loi n° 1363/1938 s’analyse donc en une ingérence dans l’exercice de leur droit à la « liberté de manifester [leur] religion (...) par le culte (...) et l’accomplissement des rites ». Pareille immixtion méconnaît l’article 9 (art. 9) sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des objectifs légitimes au regard du paragraphe 2 (art. 9-2) et « nécessaire dans une société démocratique », pour les atteindre.

B. Justification de l’ingérence

1. « Prévue par la loi »

37. Selon les requérants, la loi n° 1363/1938 et son décret d’application des 20 mai/2 juin 1939 énoncent une interdiction générale et permanente de l’établissement d’une église ou maison de prière de toute religion - la loi utilise le terme « dogme » - autre que la religion orthodoxe. Cette interdiction, seul un acte formel ou spécial discrétionnaire pourrait la lever.

Ce pouvoir discrétionnaire découle nettement de l’article 1 de la loi n° 1363/1938, lequel permet au gouvernement d’accorder ou de refuser l’autorisation, ou de garder le silence sur la demande dûment présentée, sans prévoir aucune limitation de délai ni condition de fond.

Or une loi qui soumet l’exercice d’un culte à l’octroi préalable et pénalement sanctionné d’une autorisation, constitue une « entrave » à ce culte et ne peut passer pour une loi protectrice de la liberté de religion, au sens de l’article 13 de la Constitution ; sur le plan de la liberté de la religion et des cultes, celle-ci s’affirmerait plus protectrice, ou du moins autant que la Convention car elle n’indique comme motifs de restriction à l’exercice de toute « religion connue » que l’« ordre public » et les « bonnes moeurs » (paragraphe 20 ci-dessus).

En outre, les requérants soulignent le caractère insolite en droit public et administratif grec de la procédure instituée par la loi n° 1363/1938 pour la construction ou la desserte d’un lieu de culte ; elle serait la seule à prévoir l’intervention combinée des deux autorités : administrative et religieuse. Ils critiquent en outre la manière dont le Conseil d’Etat interprète cette loi, à savoir dans le cadre des limitations, suggestions et directives de la Constitution, ainsi que l’attachement de celui-ci à l’observation des conditions posées par le décret royal des 20 mai/2 juin 1939 pour la présentation régulière des demandes d’autorisation avec tout ce qu’elles comportent d’inquisitorial et de malaisé à obtenir ; les termes de ce décret confèrent et accumulent des pouvoirs discrétionnaires divers, dont chacun serait suffisant pour peser défavorablement sur la demande.

38. La Cour note que les requérants se plaignent moins du traitement dont ils ont été eux-mêmes victimes en l’espèce que de l’obstruction générale faite aux témoins de Jéhovah lorsque ceux-ci souhaitent établir une église ou un lieu de culte. Ils attaquent donc pour l’essentiel les dispositions de la législation interne pertinente.

Cependant, la Cour ne juge pas nécessaire en l’occurrence de trancher la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », car de toute manière ladite ingérence se révèle incompatible avec l’article 9 (art. 9) à d’autres égards (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Funke c. France du 25 février 1993, série A n° 256-A, p. 23, par. 51) (paragraphe 53 ci-dessous).

2. But légitime

39. D’après le Gouvernement, la peine infligée aux requérants tendait à la défense de l’ordre et à la protection des droits et libertés d’autrui. En premier lieu, si la notion d’ordre public présente des caractéristiques communes dans les sociétés démocratiques de l’Europe, elle n’a pas un contenu identique partout, en raison des particularités et caractéristiques nationales. En Grèce, pratiquement la totalité de la population est de confession chrétienne orthodoxe, laquelle est étroitement liée à des moments importants de l’histoire de la nation grecque ; l’Eglise orthodoxe préserva la conscience nationale et le patriotisme des Grecs pendant les périodes d’occupation étrangère. En deuxième lieu, diverses sectes tentent, par toute une série de moyens « illégaux et malhonnêtes », de manifester leurs idées et doctrines ; l’intervention régulatrice de l’Etat pour la protection de ceux dont les droits et libertés sont affectés par l’activité des sectes socialement dangereuses serait indispensable pour garantir l’ordre public sur le territoire grec.

40. Avec les requérants, la Cour reconnaît que les Etats disposent du pouvoir de contrôler si un mouvement ou une association poursuit, à des fins prétendument religieuses, des activités nuisibles à la population. Toutefois, elle rappelle que la confession des témoins de Jéhovah remplit, dans l’ordre juridique grec, les conditions d’une « religion connue » (arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A n° 260-A, p. 15, par. 23) ; le Gouvernement l’admet du reste.

Eu égard cependant aux circonstances de la cause et à l’instar de la Commission, la Cour considère que la mesure incriminée poursuivait un but légitime sous l’angle de l’article 9 par. 2 (art. 9-2) : la protection de l’ordre.

3. « Nécessaire dans une société démocratique »

41. D’une manière générale, les requérants soutiennent que les restrictions imposées aux témoins de Jéhovah par le gouvernement grec aboutissent à nier l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté de religion. D’un point de vue légal et administratif, leur religion ne jouirait pas, en Grèce, des garanties dont elle bénéficie dans tous les autres Etats membres du Conseil de l’Europe. Ainsi, le « pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique » seraient gravement compromis en Grèce.

La religion des témoins de Jéhovah serait une religion qui par présomption - même en la supposant réfragable -, respecterait certaines règles morales et ne contreviendrait pas en elle-même à l’ordre public ; son dogme et ses rites observeraient et exalteraient l’ordre social et la moralité individuelle ; il faudrait alors admettre que l’autorité politique ne devrait intervenir que s’il y avait abus ou déviation du dogme ou des rites, de manière répressive et non pas préventive.

Plus particulièrement, leur condamnation serait vexatoire, injustifiée et non nécessaire dans une société démocratique, car elle aurait été « fabriquée » par l’Etat. Celui-ci aurait forcé les requérants à commettre une infraction et à en subir les conséquences uniquement à cause de leur foi religieuse. L’exigence prétendument innocente d’une autorisation pour desservir un lieu de culte, d’une simple formalité se serait transformée en une arme létale contre le droit à la liberté de religion. Le terme « dilatoire » utilisé par la Commission pour qualifier le comportement du ministre de l’Education nationale et des Cultes à l’égard de leur demande d’autorisation serait euphémique.

La lutte pour la survie menée par certaines communautés religieuses autres que l’Eglise orthodoxe orientale, et par les témoins de Jéhovah plus précisément, s’inscrit dans un climat d’entrave et d’oppression par l’Etat et l’Eglise dominante, si bien que l’article 9 de la Convention (art. 9) deviendrait lettre morte. Cet article (art. 9) ferait souvent l’objet d’une méconnaissance patente visant à supprimer la liberté de religion. Les requérants en veulent pour preuve la pratique existant en Grèce, qu’ils illustrent par de nombreux cas. Ils invitent la Cour à apprécier ceux-ci en corrélation avec leurs griefs.

42. D’après le Gouvernement, il convient, afin de trancher la question de la nécessité de la condamnation des requérants, d’examiner d’abord la nécessité du système de l’autorisation préalable dont l’existence s’expliquerait par des considérations historiques ; l’une présupposerait l’autre. Le but véritable des requérants serait non pas de se plaindre de leur condamnation mais de lutter pour l’abolition de ladite autorisation.

Des impératifs d’ordre public justifieraient que la création d’un lieu de culte soit soumise au contrôle de l’Etat. Ce contrôle s’exerce en Grèce à l’égard de toutes les confessions, sans quoi il serait à la fois inconstitutionnel et contraire à la Convention. Or les témoins de Jéhovah ne sont pas dispensés des impératifs d’une loi qui concerne la population tout entière. La création d’une église ou d’une maison de prière en Grèce serait souvent utilisée comme mode de prosélytisme, notamment par les témoins de Jéhovah qui exercent un prosélytisme intensif enfreignant ainsi la loi que la Cour elle-même avait jugée conforme à la Convention (arrêt Kokkinakis précité).

Quant à la sanction infligée aux requérants, elle serait légère et aurait pour cause non la manifestation par les intéressés de leur religion, mais leur désobéissance à la loi et la méconnaissance d’une procédure administrative. Elle serait due à la négligence coupable de ceux-ci d’exercer le recours que leur offrait le système juridique grec.

Enfin, le Gouvernement mentionne l’existence des législations de certains Etats parties à la Convention qui contiennent des restrictions analogues à celles édictées en Grèce en la matière.

43. La Commission estime que le système d’autorisation instauré par la loi n° 1363/1938 peut paraître sujet à caution : d’une part, l’intervention de l’Eglise orthodoxe grecque dans la procédure soulève un problème délicat au regard du paragraphe 2 de l’article 9 (art. 9-2) ; d’autre part, le fait d’ériger en infraction pénale la desserte d’un lieu de culte sans l’autorisation préalable de l’administration est disproportionné au but légitime poursuivi, surtout lorsque, comme en l’espèce, la condamnation des requérants a pour origine l’attitude dilatoire des autorités compétentes.

44. Selon sa jurisprudence constante, la Cour reconnaît aux Etats parties à la Convention une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées.

Pour délimiter l’ampleur de la marge d’appréciation en l’espèce, la Cour doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la nécessité de maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à la notion de société démocratique (arrêt Kokkinakis précité, p. 17, par. 31). De même, il convient d’accorder un grand poids à cette nécessité lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 9 (art. 9-2), si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi. Les limitations apportées à la liberté de manifester sa religion par les dispositions de la loi n° 1363/1938 et du décret des 20 mai/2 juin 1939 appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux.

45. La Cour note, en premier lieu, que la loi n° 1363/1938 ainsi que le décret des 20 mai/2 juin 1939 - qui vise les églises et maisons de prière ne relevant pas de l’Eglise orthodoxe grecque - permettent une ingérence profonde des autorités politiques, administratives et ecclésiastiques dans l’exercice de la liberté religieuse. Aux nombreuses conditions de forme prescrites par l’article 1 paras. 1 et 3 du décret, dont certaines confèrent à l’autorité de police, au maire et au président de la commune un très large pouvoir d’appréciation, s’ajoute la possibilité offerte en pratique au ministre de l’Education nationale et des Cultes de différer indéfiniment sa réponse - le décret ne prévoyant aucun délai - ou de refuser son autorisation sans explication ou raison valable. A cet égard, la Cour relève que le décret habilite le ministre - surtout lorsqu’il s’agit de vérifier si le nombre de ceux qui sollicitent une autorisation correspond à celui mentionné dans le décret (article 1 par. 1 a)) - à apprécier l’existence d’un « besoin réel » de la communauté religieuse demanderesse d’établir une église. Or ce critère peut constituer un fondement autonome de refus, indépendant des conditions de l’article 13 par. 2 de la Constitution.

46. Le Gouvernement affirme que le pouvoir du ministre de l’Education nationale et des Cultes d’accorder ou de refuser l’autorisation sollicitée n’est pas discrétionnaire : celui-ci est tenu de l’accorder s’il constate que les trois conditions posées par l’article 13 par. 2 de la Constitution se trouvent remplies, à savoir s’il s’agit d’une religion connue et s’il n’y a pas risque d’atteinte à l’ordre public ou aux bonnes moeurs et d’actes de prosélytisme.

47. La Cour constate qu’en contrôlant la légalité des refus d’autorisation, le Conseil d’Etat a élaboré une jurisprudence qui limite le pouvoir du ministre en la matière et attribue à l’autorité ecclésiastique locale un rôle purement consultatif (paragraphe 26 ci-dessus).

Le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’Etat sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci. Partant, la Cour estime que le système de l’autorisation institué par la loi n° 1363/1938 et le décret des 20 mai/2 juin 1939 ne cadre avec l’article 9 de la Convention (art. 9) que dans la mesure où il vise à assurer un contrôle du ministre sur la réunion des conditions formelles énoncées par ceux-ci.

48. Or il ressort du dossier, ainsi que de nombreux cas rapportés par les requérants et non contestés par le Gouvernement, que l’Etat tend à se servir des potentialités des dispositions susmentionnées de manière à imposer des conditions rigides ou mêmes prohibitives à l’exercice de certains cultes non orthodoxes, notamment celui des témoins de Jéhovah. Certes, le Conseil d’Etat annule pour absence de motifs tout refus injustifié d’autorisation, mais l’abondante jurisprudence en la matière semble manifester une nette tendance des autorités administratives et ecclésiastiques à utiliser les potentialités de ces dispositions en vue de limiter les activités des confessions non orthodoxes.

49. En l’espèce, les requérants ont été poursuivis et condamnés pour avoir desservi un lieu de culte sans avoir au préalable obtenu les autorisations requises par la loi.

50. Dans son mémoire, le Gouvernement affirme que d’après l’article 1 par. 1 du décret des 20 mai/2 juin 1939, une autorisation de l’évêque local n’est nécessaire que pour la construction et la desserte d’une église et non pour celles d’une maison de prière comme en l’espèce ; la simple demande auprès du ministre de l’Education nationale et des Cultes, comme les requérants l’ont du reste présentée, suffisait.

51. La Cour note, toutefois, que tant le parquet d’Héraklion, lorsqu’il poursuivit les requérants (paragraphe 12 ci-dessus), que le tribunal correctionnel d’Héraklion siégeant en appel, dans son arrêt du 15 février 1990 (paragraphe 15 ci-dessus), se fondèrent explicitement sur l’absence d’autorisation de l’évêque en sus de celle du ministre de l’Education nationale et des Cultes. Or celui-ci, sollicité à cinq reprises par les requérants, du 25 octobre 1983 au 10 décembre 1984, répondit qu’il examinait leur dossier. A ce jour, à la connaissance de la Cour, les intéressés n’ont pas reçu de réponse expresse. Du reste, à l’audience, un représentant du Gouvernement lui-même a qualifié le comportement du ministre de déloyal et l’a attribué à une difficulté éventuelle de celui-ci à motiver légalement une décision expresse de refus ou à la crainte de donner aux intéressés la possibilité d’attaquer devant le Conseil d’Etat un acte administratif explicite.

52. Dans ces conditions, la Cour estime que le Gouvernement ne saurait exciper de l’insubordination des requérants à une formalité de la loi pour justifier la condamnation infligée à ceux-ci. Le taux de la peine importe peu.

53. A l’instar de la Commission, la Cour estime que la condamnation litigieuse affecte si directement la liberté religieuse des requérants qu’elle ne peut passer pour proportionnée au but légitime poursuivi ni, partant, nécessaire dans une société démocratique.

En conclusion, il y a eu violation de l’article 9 (art. 9).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)

54. Aux termes de l’article 50 de la Convention (art. 50),

« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »

A. Dommage moral

55. Les requérants sollicitent d’abord une indemnité de 6 000 000 drachmes pour tort moral.

56. Ni le Gouvernement ni le délégué de la Commission ne prennent position sur cette demande.

57. La Cour considère que les intéressés ont subi un tort moral, mais que le constat de manquement à l’article 9 (art. 9) suffit à les en dédommager.

B. Frais et dépens

58. Pour les frais et dépens afférents aux instances suivies en Grèce puis à Strasbourg, les intéressés réclament une somme de 4 030 100 drachmes, dont ils fournissent le détail.

59. D’après le Gouvernement, l’indemnité sous ce titre ne devrait couvrir que les dépenses engagées à l’occasion des poursuites pénales et celles liées à la procédure devant les organes de la Convention. Toutefois, ces dépenses seraient la conséquence du comportement coupable et illégal des requérants en l’espèce, et de la violation délibérée de la législation nationale.

60. Le délégué de la Commission ne se prononce pas.

61. Eu égard à sa décision relative à l’article 9 (art. 9) (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour considère la demande comme raisonnable, en conséquence de quoi elle l’accueille en entier.

C. Intérêts moratoires

62. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable en Grèce à la date d’adoption du présent arrêt était de 6 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITÉ,

1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention (art. 9) ;

3. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable pour le préjudice moral allégué ;

4. Dit que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 4 030 100 (quatre millions trente mille cent) drachmes pour frais et dépens, montant à majorer d’un intérêt non capitalisable de 6 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 26 septembre 1996.

Signé : Rudolf BERNHARDT

Président

Signé : Herbert PETZOLD

Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 de la Convention (art. 51-2) et 53 par. 2 du règlement A, l’exposé de l’opinion concordante de M. Martens.

Paraphé : R. B.

Paraphé : H. P.