Conseil de l’Europe

CEDH, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993
Article 9 (Liberté de religion) - Article 7 (Pas de peine sans loi) - Article 10 (Liberté d’expression)

- Modifié le 17 février

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

COUR (CHAMBRE)

AFFAIRE KOKKINAKIS c. GRÈCE

(Requête no 14307/88)

ARRÊT

STRASBOURG

25 mai 1993

En l’affaire Kokkinakis c. Grèce [1],

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») [2] et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit :

MM. R. Ryssdal, président,

R. Bernhardt,

L.-E. Pettiti,

J. De Meyer,

N. Valticos,

S.K. Martens,

I. Foighel,

A.N. Loizou,

M.A. Lopes Rocha,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 novembre 1992 et 19 avril 1993,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCEDURE

1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 21 février 1992, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 14307/88) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Minos Kokkinakis, avait saisi la Commission le 22 août 1988 en vertu de l’article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 7, 9 et 10 (art. 7, art. 9, art. 10).

2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné son conseil (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 février 1992, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. R. Bernhardt, L.-E. Pettiti, J. De Meyer, S.K. Martens, I. Foighel, A.N. Loizou et M.A. Lopes Rocha, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement grec (« le Gouvernement »), le délégué de la Commission et le conseil du requérant au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement le 12 août 1992. Le 17 septembre, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait en plaidoirie.

Le 13 août, la Commission avait fourni au greffier divers documents qu’il avait sollicités auprès d’elle sur la demande du Gouvernement.

5. Ainsi qu’en avait décidé le président, l’audience s’est déroulée en public le 25 novembre 1992, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :

 pour le Gouvernement

MM. P. Georgakopoulos, assesseur au Conseil juridique de l’Etat, délégué de l’agent,
A. Marinos, conseiller d’Etat, conseil ;

 pour la Commission

M. C.L. Rozakis, délégué ;

 pour le requérant

Me P. Vegleris, avocat et professeur honoraire à l’Université d’Athènes, conseil,
Me P. Bitsaxis, avocat, conseiller.

La Cour a entendu les déclarations de MM. Georgakopoulos et Marinos pour le Gouvernement, M. Rozakis pour la Commission, Me Vegleris et Me Bitsaxis pour le requérant, ainsi que des réponses à ses questions.

EN FAIT

I. Les circonstances de l’espèce

6. M. Minos Kokkinakis, homme d’affaires retraité de nationalité grecque, est né en 1919 à Sitia (Crète) dans une famille de confession orthodoxe. Devenu témoin de Jéhovah en 1936, il fut arrêté plus de soixante fois pour prosélytisme. Il a en outre subi plusieurs internements et emprisonnements.

Les premiers, ordonnés par des autorités administratives et motivés par ses activités en matière religieuse, se déroulèrent dans différentes îles de la mer Egée (treize mois à Amorgos en 1938, six à Milos en 1940 et douze à Makronissos en 1949).

Les seconds, décidés par des tribunaux, sanctionnèrent des faits de prosélytisme (trois fois deux mois et demi en 1939 - il fut le premier témoin de Jéhovah condamné en vertu des lois du gouvernement Metaxas (paragraphe 16 ci-dessous) -, quatre et demi en 1949 et deux en 1962), mais aussi son objection de conscience (dix-huit mois et demi en 1941) et une réunion religieuse dans une maison privée (six mois en 1952).

Entre 1960 et 1970, le requérant fut appréhendé à quatre reprises, mais ne se vit pas condamner.

7. Le 2 mars 1986, sa femme et lui se rendirent au domicile de Mme Kyriakaki à Sitia, où ils entamèrent une discussion avec elle. Avertie par le mari de cette dernière, chantre d’une église orthodoxe de la ville, la police arrêta les époux Kokkinakis et les emmena au poste de police local où ils passèrent la nuit du 2 au 3 mars 1986.

A. La procédure devant le tribunal correctionnel de Lassithi

8. Poursuivis pour infraction à l’article 4 de la loi n° 1363/1938 réprimant le prosélytisme (paragraphe 16 ci-dessous), le requérant et son épouse furent renvoyés devant le tribunal correctionnel (trimeles plimmeliodikeio) de Lassithi qui tint audience le 20 mars 1986.

9. Après avoir rejeté une exception d’inconstitutionnalité visant l’article 4 de ladite loi et entendu M. et Mme Kyriakaki, un témoin à décharge et les deux inculpés, le tribunal correctionnel statua le même jour :

« Attendu que (...) [les accusés], qui appartiennent à la secte des témoins de Jéhovah, ont fait du prosélytisme et ont tenté directement et indirectement de pénétrer dans la conscience religieuse de chrétiens orthodoxes, dans le but d’altérer cette conscience, en abusant de leur inexpérience, leur faiblesse intellectuelle et leur naïveté. En particulier, ils se sont rendus chez [Mme Kyriakaki] (...) et ils lui ont annoncé qu’ils étaient porteurs de bonnes nouvelles ; après avoir pénétré, avec insistance et pression, dans sa maison, ils ont commencé à donner lecture d’un livre relatif aux Ecritures qu’ils interprétaient en se référant à un roi des cieux, à des événements qui n’étaient pas encore survenus mais qui surviendraient, etc., et en l’incitant par leurs explications pertinentes et habiles (...) à modifier le contenu de sa conscience religieuse de chrétienne orthodoxe. »

Le tribunal condamna chacun des époux Kokkinakis, pour prosélytisme, à quatre mois d’emprisonnement, convertibles en 400 drachmes par jour de détention (article 82 du code pénal), et à 10 000 drachmes d’amende. Il ordonna aussi, conformément à l’article 76 du code pénal, la confiscation et la destruction de quatre brochures qu’ils comptaient vendre à Mme Kyriakaki.

B. La procédure devant la cour d’appel de Crète

10. Les intéressés attaquèrent le jugement devant la cour d’appel (Efeteio) de Crète. Elle relaxa Mme Kokkinakis et confirma la déclaration de culpabilité de son mari, mais réduisit à trois mois la peine d’emprisonnement et la convertit en une sanction pécuniaire de 400 drachmes par jour. Rendu le 17 mars 1987, son arrêt reposait sur les motifs suivants :

« (...) la preuve a été apportée que, dans le dessein de propager les articles de foi de la secte (hairessi) des témoins de Jéhovah dont l’accusé est adepte, il a tenté directement et indirectement de pénétrer dans la conscience religieuse d’une personne de confession différente de la sienne, [à savoir] chrétienne orthodoxe, avec l’intention d’en réformer le contenu, et cela en abusant de son inexpérience et en exploitant sa faiblesse intellectuelle et sa naïveté. Plus précisément, aux lieu et temps indiqués dans le dispositif, il a rendu visite à Georgia épouse de Nic. Kyriakaki, à laquelle, après lui avoir annoncé qu’il était porteur de bonnes nouvelles, il a demandé avec insistance et a réussi à entrer dans sa maison, où il a commencé par lui parler de l’homme politique Palme et par développer des thèses pacifistes. Il a sorti ensuite un petit livre contenant des professions de foi de la secte susmentionnée et s’est mis à lire des passages de l’Ecriture Sainte, qu’il analysait habilement et d’une manière que ladite chrétienne ne pouvait contrôler, faute de formation adéquate en matière de dogme, en lui offrant en même temps divers livres semblables et en essayant importunément d’obtenir, directement et indirectement, l’altération de sa conscience religieuse. Il doit en conséquence être déclaré coupable de l’acte susmentionné, conformément au dispositif ci-après, alors que l’autre accusée, son épouse Elissavet, doit être acquittée, étant donné qu’il n’est apparu aucun indice de participation de celle-ci à l’acte de son mari qu’elle n’a fait qu’accompagner (...) »

Un des conseillers à la cour d’appel exprima une opinion dissidente, annexée à l’arrêt et ainsi rédigée :

« (...) le premier accusé aurait dû également être acquitté car il ne ressort d’aucun élément de preuve que Georgia Kyriakaki (...) pût être caractérisée par son inexpérience en matière de dogme chrétien orthodoxe, étant la femme d’un chantre, ou encore par sa faiblesse intellectuelle ou sa naïveté, de sorte que l’accusé eût la possibilité d’en abuser et (...) de l’amener [ainsi] à entrer dans la secte des témoins de Jéhovah. »

D’après le compte rendu de l’audience du 17 mars 1987, Mme Kyriakaki avait fait la déposition suivante :

« (...) ils m’ont tout de suite parlé de Palme, s’il était pacifiste ou non, et d’autres sujets dont je ne me souviens plus. Ils m’ont parlé de choses que je ne comprenais pas très bien. Il ne s’agissait pas d’une discussion, mais d’un monologue constant de leur part. (...) S’ils m’avaient dit qu’ils étaient des témoins de Jéhovah, je ne les aurais pas laissés entrer chez moi. Je ne me rappelle pas s’ils m’ont parlé du royaume des cieux. Ils sont restés chez moi environ dix minutes ou un quart d’heure. Ce qu’ils me racontaient était de nature religieuse, mais j’ignore la raison pour laquelle ils me le racontaient. Je ne pouvais pas connaître d’emblée le but de leur visite. Il se peut qu’ils m’aient dit à l’époque quelque chose afin d’altérer ma conscience religieuse (...). [Cependant,] la discussion ne l’a pas influencée (...) »

C. La procédure devant la Cour de cassation

11. M. Kokkinakis se pourvut en cassation. Il soutenait entre autres que les dispositions de la loi n° 1363/1938 enfreignaient l’article 13 de la Constitution (paragraphe 13 ci-dessous).

12. La Cour de cassation (Areios Pagos) rejeta le pourvoi le 22 avril 1988. Elle écarta l’exception d’inconstitutionnalité pour les raisons ci-après :

« Considérant que la disposition de l’article 4 de la loi n° 1363/1938, remplacé par l’article 2 de la loi n° 1672/1939 portant ’garantie d’application des articles 1 et 2 de la Constitution’, adoptée sous l’empire de la Constitution de 1911 alors en vigueur, aux termes de l’article 1 de laquelle sont prohibés le prosélytisme et toute autre ingérence dans la religion dominante en Grèce qui est celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ, non seulement ne contrevient pas à l’article 13 de la Constitution de 1975 mais est absolument compatible avec celle-ci, qui reconnaît la liberté de conscience religieuse comme inviolable et dispose que toute religion connue est libre, étant donné qu’une disposition formelle de la même Constitution porte interdiction du prosélytisme, en ce sens que le prosélytisme est prohibé en général quelle que soit la religion au préjudice de laquelle il est exercé, donc aussi au préjudice de la religion dominante en Grèce, conformément à l’article 3 de la Constitution de 1975, à savoir celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ. »

Elle releva en outre que la cour d’appel de Crète avait motivé son arrêt de manière circonstanciée et avait respecté, en appliquant les dispositions litigieuses, la Constitution de 1975.

Selon l’opinion dissidente d’un de ses membres, la Cour de cassation aurait dû censurer l’arrêt attaqué pour application erronée de l’article 4 de la loi n° 1363/1938, faute d’avoir mentionné les promesses par lesquelles l’accusé aurait tenté de pénétrer la conscience religieuse de Mme Kyriakaki et indiqué en quoi auraient consisté l’inexpérience et la faiblesse intellectuelle de celle-ci.

II. Le droit et la pratique internes pertinents

A. Les dispositions légales

1. La Constitution

13. Les articles pertinents de la Constitution de 1975 se lisent ainsi :

Article 3

« 1. La religion dominante en Grèce est celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ. L’Eglise orthodoxe de Grèce, reconnaissant pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ, est indissolublement unie, quant au dogme, à la Grande Eglise de Constantinople et à toute autre Eglise chrétienne de la même foi (homodoxi), observant immuablement, comme les autres églises, les saints canons apostoliques et synodiques ainsi que les saintes traditions. Elle est autocéphale et administrée par le Saint-Synode, composé de tous les évêques en fonctions, et par le Saint-Synode permanent qui, dérivant de celui-ci, est constitué comme il est prescrit par la Charte statutaire de l’Eglise et conformément aux dispositions du Tome patriarcal du 29 juin 1850 et de l’Acte synodique du 4 septembre 1928.

2. Le régime ecclésiastique établi dans certaines régions de l’Etat n’est pas contraire aux dispositions du paragraphe précédent.

3. Le texte des Saintes Ecritures est inaltérable. Sa traduction officielle en une autre forme de langage, sans le consentement préalable de l’Eglise autocéphale de Grèce et de la Grande Eglise du Christ à Constantinople, est interdite. »

Article 13

« 1. La liberté de la conscience religieuse est inviolable. La jouissance des droits individuels et politiques ne dépend pas des croyances religieuses de chacun.

2. Toute religion connue est libre ; les pratiques de son culte s’exercent sans entrave sous la protection des lois. L’exercice du culte ne peut pas porter atteinte à l’ordre public ou aux bonnes moeurs. Le prosélytisme est interdit.

3. Les ministres de toutes les religions connues sont soumis à la même surveillance de la part de l’Etat et aux mêmes obligations envers lui que ceux de la religion dominante.

4. Nul ne peut être dispensé de l’accomplissement de ses devoirs envers l’Etat, ou refuser de se conformer aux lois, en raison de ses convictions religieuses.

5. Aucun serment ne peut être imposé qu’en vertu d’une loi qui en détermine aussi la formule. »

14. Symbole du maintien de la langue et de la culture grecques pendant près de quatre siècles d’occupation étrangère, l’Eglise orthodoxe orientale du Christ a participé activement aux luttes du peuple grec pour son émancipation, au point qu’il existe une certaine identification de l’hellénisme à l’orthodoxie.

Un décret royal du 23 juillet 1833, intitulé « Proclamation de l’Indépendance de l’Eglise de Grèce », qualifia d’« autocéphale » l’Eglise orthodoxe. Les Constitutions successives de la Grèce attribuèrent à cette dernière un caractère « dominant ». Regroupant l’écrasante majorité de la population, elle incarne selon les conceptions grecques, en droit et en fait, la religion de l’Etat lui-même dont elle assure d’ailleurs bon nombre de fonctions d’ordre administratif ou éducatif (droit du mariage et de la famille, instruction religieuse obligatoire, serment des gouvernants, etc.). Son rôle dans la vie publique se traduit, entre autres, par la présence du ministre de l’Education nationale et des Cultes aux séances de la hiérarchie consacrées à l’élection de l’archevêque d’Athènes et par la participation des autorités ecclésiastiques à toutes les manifestations officielles de l’Etat ; en outre, le président de la République prête serment conformément aux rituels de la religion orthodoxe (article 33 par. 2 de la Constitution) et le calendrier officiel suit celui de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ.

15. Sous le règne d’Othon 1er (1832-1862), l’Eglise orthodoxe, qui se plaignait depuis longtemps de la propagande exercée par une société biblique auprès des jeunes élèves orthodoxes et en faveur de l’Eglise évangéliste, avait obtenu l’insertion, dans la première Constitution de 1844, d’une disposition interdisant « le prosélytisme et toute autre intervention contre la religion dominante ». Les Constitutions de 1864, 1911 et 1952 reproduisirent la même clause. Enfin, la Constitution de 1975 prohibe le prosélytisme, de manière générale cette fois-ci (article 13 par. 2 in fine - paragraphe 13 ci-dessus) : elle concerne toute « religion connue », c’est-à-dire dont les dogmes ne sont pas apocryphes et qui n’impose aux néophytes aucune initiation secrète.

2. Les lois n° 1363/1938 et n° 1672/1939

16. Pendant la dictature de Metaxas (1936-1940), l’article 4 de la loi (anagastikos nomos) n° 1363/1938 érigea, pour la première fois, le prosélytisme en infraction pénale. L’année suivante, l’article 2 de la loi n° 1672/1939 le modifia en précisant davantage le sens du terme même de prosélytisme :

« 1. Celui qui se livre au prosélytisme encourt une peine d’emprisonnement et une sanction pécuniaire de 1 000 à 50 000 drachmes ; il est de surcroît placé sous la surveillance de la police pour une durée de six mois à un an, à déterminer dans le jugement de condamnation.

La peine d’emprisonnement ne peut être convertie en une sanction pécuniaire.

2. Par prosélytisme, il faut entendre, notamment, toute tentative directe ou indirecte de pénétrer dans la conscience religieuse d’une personne de confession différente (heterodoxos) dans le but d’en modifier le contenu, soit par toute sorte de prestation ou promesse de prestation ou de secours moral ou matériel, soit par des moyens frauduleux, soit en abusant de son inexpérience ou de sa confiance, soit en profitant de son besoin, sa faiblesse intellectuelle ou sa naïveté.

3. Accomplir un tel acte dans une école ou dans un autre établissement éducatif ou philanthropique constitue une circonstance particulièrement aggravante. »

B. La jurisprudence

17. Dans son arrêt n° 2276/1953, l’assemblée plénière du Conseil d’Etat (Symvoulio tis Epikrateias) a donné la définition suivante du prosélytisme :

« (...) l’article 1 de la Constitution, consacrant d’une part la liberté de toute religion connue et le non-empêchement de l’exercice du culte de celle-ci, prohibant d’autre part le prosélytisme et toute autre intervention contre la religion dominante, celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ, signifie qu’un enseignement purement spirituel ne s’analyse pas en du prosélytisme, même s’il démontre le caractère erroné des autres religions et détache d’éventuels disciples de celles-ci, qui les abandonnent de leur plein gré ; et cela parce que l’enseignement spirituel est dans la nature de tout culte célébré librement et sans obstacles. En dehors d’un tel enseignement spirituel, qui est libre, le prosélytisme prohibé par la disposition précitée de la Constitution consiste à essayer fermement et importunément de détacher des disciples de la religion dominante par des moyens illicites ou condamnés par la morale. »

18. D’après les juridictions grecques, relèvent du prosélytisme les actes suivants : assimiler les saints à « des figures ornant le mur », saint Ghérasimos à « un corps rempli de coton » et l’Eglise à « un théâtre, un marché, un cinéma » ; prêcher, en exhibant l’image peinte d’une foule déguenillée et misérable, que « tels sont tous ceux qui n’embrassent pas mon dogme » (Cour de cassation, arrêt n° 271/1932, Thémis XVII, p. 19) ; promettre à des réfugiés orthodoxes un logement à des conditions avantageuses s’ils adhéraient au dogme des Uniates (cour d’appel d’Egée, arrêt n° 2950/1930, Thémis B, p. 103) ; offrir une bourse pour accomplir des études à l’étranger (Cour de cassation, arrêt n° 2276/1953) ; envoyer à des prêtres orthodoxes des brochures leur recommandant de les étudier et d’en appliquer le contenu (Cour de cassation, arrêt n° 59/1956, Nomiko Vima, 1956, n° 4, p. 736) ; distribuer gratuitement des livres et des brochures « soi-disant religieux » à des « paysans illettrés » ou à des « petits écoliers » (Cour de cassation, arrêt n° 201/1961, Annales pénales XI, p. 472) ; promettre à une jeune couturière l’amélioration de sa situation professionnelle si elle abandonnait l’Eglise orthodoxe, dont les prêtres seraient des « exploiteurs de la société » (Cour de cassation, arrêt n° 498/1961, Annales pénales XII, p. 212).

La Cour de cassation a jugé que la définition du prosélytisme par l’article 4 de la loi n° 1363/1938 ne viole pas le principe de la légalité des délits et des peines. Le tribunal correctionnel du Pirée l’a suivie dans une ordonnance (voulevma) n° 36/1962 (Journal des juristes grecs, 1962, p. 421) ; il a ajouté que dans l’article 4 de la loi n° 1363/1938 (paragraphe 16 ci-dessus), le terme « notamment » s’applique aux moyens utilisés par l’auteur de l’infraction et non à la description de l’acte constitutif de celle-ci.

19. Jusqu’en 1975, la Cour de cassation attribuait un caractère indicatif à l’énumération figurant à l’article 4. Par un arrêt n° 997/1975 (Annales pénales XXVI, p. 380), elle a apporté la précision suivante :

« (...) il découle des dispositions de l’article 4 (...) que le prosélytisme consiste en la tentative directe ou indirecte de s’infiltrer dans la conscience religieuse par l’un quelconque des moyens qui sont séparément énumérés par cette loi. »

20. Plus récemment, des tribunaux ont condamné des témoins de Jéhovah pour avoir professé la doctrine de la secte « d’une manière importune », en accusant l’Eglise orthodoxe d’être une « source de souffrances pour le monde » (cour d’appel de Salonique, arrêt n° 2567/1988), pénétré chez autrui en se présentant comme des chrétiens désireux de répandre le Nouveau Testament (tribunal de première instance de Florina, jugement n° 128/1989), ou tenté de donner à un prêtre orthodoxe assis au volant de sa voiture, et après l’avoir arrêté, des livres et des brochures (tribunal de première instance de Lassithi, jugement n° 357/1990).

En revanche, par un arrêt n° 1304/1982 (Annales pénales XXXII, p. 502), la Cour de cassation a censuré, pour manque de base légale, un arrêt de la cour d’appel d’Athènes (n° 5434/1981) : en condamnant un témoin de Jéhovah, cette dernière s’était bornée à répéter les termes de l’acte d’accusation et n’avait donc pas expliqué en quoi « l’enseignement importun des dogmes de la secte des témoins de Jéhovah » ou « la distribution, pour un prix minime, des brochures de ladite secte » s’analysaient en une tentative de pénétrer la conscience religieuse des plaignants, ni démontré par quel moyen l’accusé avait abusé de l’« inexpérience » et de la « faiblesse intellectuelle » de ceux-ci. La Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel qui, siégeant dans une composition différente, a relaxé l’intéressé.

De même, plusieurs décisions judiciaires ont estimé non constitutives du délit de prosélytisme une simple discussion sur les croyances des témoins de Jéhovah, la distribution de brochures de porte à porte (cour d’appel de Patras, arrêt n° 137/1988) ou sur la place publique (cour d’appel de Larissa, arrêt n° 749/1986) et l’explication sans subterfuge à un orthodoxe du credo de la secte (tribunal correctionnel de Trikala, jugement n° 186/1986). Enfin, la qualité de « paysan illettré » ne suffit pas à établir la « naïveté », au sens de l’article 4, de l’interlocuteur de celui que l’on accuse de prosélytisme (Cour de cassation, arrêt n° 1155/1978).

21. Après la révision constitutionnelle de 1975, les témoins de Jéhovah ont contesté en justice la constitutionnalité de l’article 4 de la loi n° 1363/1938. Ils dénonçaient le caractère vague de la description du comportement punissable, mais surtout se fondaient sur le titre même de la loi, qui affirmait vouloir sauvegarder les articles 1 et 2 de la Constitution en vigueur à l’époque (celle de 1911, paragraphe 12 ci-dessus), interdisant le prosélytisme pratiqué contre la religion dominante. Or l’actuelle Constitution étend à toute religion cette interdiction qui, de surcroît, ne figure plus dans le chapitre relatif à la religion, mais dans celui qui traite des droits civils et sociaux, et notamment à l’article 13 qui garantit la liberté de conscience religieuse.

Les tribunaux ont toujours rejeté pareille exception d’inconstitutionnalité, qui a pourtant reçu un large appui dans la doctrine.

III. Les témoins de Jéhovah en Grèce

22. Le mouvement des témoins de Jéhovah est apparu en Grèce au début du XXe siècle. Le nombre des adeptes se situe aujourd’hui entre 25 000 et 70 000, selon les estimations. Les membres se répartissent en 338 congrégations ; la première d’entre elles s’ouvrit à Athènes en 1922.

23. Depuis la révision constitutionnelle de 1975, le Conseil d’Etat a jugé à plusieurs reprises que la confession dont il s’agit remplit les conditions d’une « religion connue » (arrêts n°s 2105 et 2106/1975, 4635/1977, 2484/1980, 4620/1985, 790 et 3533/1986, 3601/1990). Toutefois, certaines juridictions de premier degré persistent à nier ce caractère (tribunal de première instance de Heraklion, jugements n°s 272/1984 et 87/1986). En 1986, le Conseil d’Etat a jugé (arrêt n° 3533/1986) qu’une décision ministérielle refusant de nommer un témoin de Jéhovah à un poste de professeur de littérature violait la liberté de conscience religieuse et, partant, la Constitution hellénique.

24. D’après les statistiques fournies par le requérant, de 1975 (date du rétablissement de la démocratie) à 1992 ont été arrêtés 4 400 témoins de Jéhovah, dont 1 233 ont été renvoyés en jugement et 208 condamnés. Auparavant, plusieurs condamnations avaient été prononcées en vertu des lois n° 117/1936 « portant mesures pour combattre le communisme et ses effets » et n° 1075/1938 « portant mesures de sauvegarde de l’ordre social ».

Le Gouvernement ne conteste pas les chiffres avancés par l’intéressé. Il souligne cependant que la fréquence des condamnations des témoins de Jéhovah tend à diminuer : en 1991 et 1992, on a recensé seulement 7 condamnés pour 260 personnes arrêtées.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

25. M. Kokkinakis a saisi la Commission le 22 août 1988. Il prétendait que sa condamnation pour prosélytisme méconnaissait les droits garantis par les articles 7, 9 et 10 (art. 7, art. 9, art. 10) de la Convention. Il invoquait en outre les articles 5 par. 1 et 6 paras. 1 et 2 (art. 5-1, art. 6-1, art. 6-2).

26. La Commission a retenu la requête (n° 14307/88) le 7 décembre 1990, à l’exception des griefs tirés des articles 5 et 6 (art. 5, art. 6), qu’elle a rejetés pour défaut manifeste de fondement. Dans son rapport du 3 décembre 1991 (article 31) (art. 31), elle arrive à la conclusion

a) qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 (art. 7) (onze voix contre deux) ;

b) qu’il y a eu violation de l’article 9 (art. 9) (unanimité) ;

c) qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 10 (art. 10) (douze voix contre une).

Le texte intégral de son avis et des deux opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt [3].

EN DROIT

27. M. Kokkinakis se plaint de sa condamnation pour prosélytisme ; il l’estime contraire aux articles 7, 9 et 10 (art. 7, art. 9, art. 10) de la Convention, ainsi qu’à l’article 14 combiné avec le second d’entre eux (art. 14+9).

I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 9 (art. 9)

28. Les griefs de l’intéressé concernent pour l’essentiel une restriction à l’exercice de sa liberté de religion. Dès lors, la Cour examinera d’abord les questions relatives à l’article 9 (art. 9), aux termes duquel

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

29. Le requérant ne s’en prend pas uniquement à l’application - fausse selon lui - de l’article 4 de la loi n° 1363/1938 à son égard. Il concentre son argumentation sur le problème, plus large, de la compatibilité de ce texte avec le droit consacré par l’article 9 (art. 9) de la Convention qui, incorporé depuis 1953 au droit grec, aurait, en vertu de la Constitution, une valeur supérieure à toute loi contraire. Il souligne la difficulté logique et juridique de tracer une ligne de démarcation tant soit peu distincte entre prosélytisme et liberté « de changer de religion ou de conviction et de la manifester individuellement ou collectivement, en public et en privé », ce qui engloberait tout enseignement, toute publication et toute prédication entre personnes.

L’interdiction du prosélytisme, érigé en infraction pénale sous la dictature de Metaxas, ne serait pas seulement inconstitutionnelle : elle formerait aussi, avec les autres clauses de la loi n° 1363/1938, « un arsenal d’interdictions et de menaces de punitions » qui pèserait sur les adeptes de toutes les croyances et de tous les dogmes.

M. Kokkinakis dénonce enfin l’application sélective de cette loi par les autorités administratives et judiciaires : imaginer, par exemple, l’éventualité d’une plainte portée par un prêtre catholique, ou par un pasteur protestant, contre un orthodoxe qui aurait tenté de lui enlever un fidèle, dépasserait « l’hypothèse d’école la plus saugrenue » ; encore moins verrait-on un procureur poursuivre un orthodoxe pour prosélytisme au bénéfice de la « religion dominante ».

30. D’après le Gouvernement, toutes les religions sont libres en Grèce ; leurs membres jouiraient du double droit d’exprimer librement leurs croyances et d’essayer d’influencer la conscience d’autrui, le témoignage chrétien étant un devoir de toute Eglise et de tout chrétien. Il existerait cependant une différence radicale entre le témoignage et le « prosélytisme de mauvais aloi », celui qui consisterait à employer des moyens trompeurs, indignes et immoraux, telle l’exploitation du dénuement, de la faiblesse intellectuelle et de l’inexpérience de son semblable. L’article 4 prohiberait cette sorte de prosélytisme - le prosélytisme « intempestif » auquel la Cour européenne se référait dans son arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark du 7 décembre 1976 (série A n° 23, p. 28, par. 54) - et non le simple enseignement religieux. En outre, la jurisprudence grecque aurait précisément adopté cette définition du prosélytisme.

A. Principes généraux

31. Telle que la protège l’article 9 (art. 9), la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme - chèrement conquis au cours des siècles - consubstantiel à pareille société.

Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle « implique » de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion ». Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses.

Aux termes de l’article 9 (art. 9), la liberté de manifester sa religion ne s’exerce pas uniquement de manière collective, « en public » et dans le cercle de ceux dont on partage la foi : on peut aussi s’en prévaloir « individuellement » et « en privé » ; en outre, elle comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un « enseignement », sans quoi du reste « la liberté de changer de religion ou de conviction », consacrée par l’article 9 (art. 9), risquerait de demeurer lettre morte.

32. Les impératifs de l’article 9 (art. 9) se reflètent dans la Constitution hellénique dans la mesure où elle proclame, en son article 13, que « la liberté de la conscience religieuse est inviolable » et que « toute religion connue est libre » (paragraphe 13 ci-dessus). Ainsi, les témoins de Jéhovah bénéficient tant du statut de « religion connue » que des avantages qui en découlent quant à l’accomplissement des rites (paragraphes 22-23 ci-dessus).

33. Le caractère fondamental des droits que garantit l’article 9 par. 1 (art. 9-1) se traduit aussi par le mode de formulation de la clause relative à leur restriction. A la différence du second paragraphe des articles 8, 10 et 11 (art. 8-2, art. 10-2, art. 11-2), qui englobe l’ensemble des droits mentionnés en leur premier paragraphe (art. 8-1, art. 10-1, art. 11-1), celui de l’article 9 (art. 9-1) ne vise que la « liberté de manifester sa religion ou ses convictions ». Il constate de la sorte que dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir cette liberté de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun.

34. Selon le Gouvernement, l’ordre juridique grec renferme de telles limitations. L’article 13 de la Constitution de 1975 prohibe le prosélytisme à l’égard de toutes les religions sans distinction. L’article 4 de la loi n° 1363/1938, qui accompagne cette interdiction d’une sanction pénale, a été maintenu par plusieurs gouvernements démocratiques successifs nonobstant son origine historique et politique. Il aurait pour but exclusif de protéger « la conscience d’autrui à l’égard des activités portant atteinte à sa dignité et à sa personnalité ».

35. La Cour se bornera, autant que possible, à examiner le problème soulevé par le cas concret dont elle se trouve saisie. Elle doit néanmoins se pencher sur lesdites dispositions puisque la mesure dont se plaint le requérant résulte de leur application même (voir, mutatis mutandis, l’arrêt de Geouffre de la Pradelle c. France du 16 décembre 1992, série A n° 253-B, p. 42, par. 31).

B. Application de ces principes

36. La condamnation prononcée par le tribunal correctionnel de Lassithi, puis réduite par la cour d’appel de Crète (paragraphes 9-10 ci-dessus), s’analyse en une ingérence dans l’exercice du droit de M. Kokkinakis à la « liberté de manifester sa religion ou ses convictions ». Pareille immixtion enfreint l’article 9 (art. 9) sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des objectifs légitimes au regard du paragraphe 2 (art. 9-2) et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

1. « Prévue par la loi »

37. Le requérant précise que les arguments développés par lui sur le terrain de l’article 7 (art. 7) valent aussi pour la phrase « prévue par la loi ». La Cour les examinera donc sous cet angle.

38. L’intéressé s’attaque au libellé même de l’article 4 de la loi n° 1363/1938. Il dénonce l’absence d’une description de la « substance objective » du délit de prosélytisme. Il la croit voulue : elle tendrait à permettre à toute sorte de conversation ou communication religieuse de tomber sous le coup de cette disposition. Il invoque le « risque d’extensibilité policière et souvent judiciaire » des termes vagues de cet article, tels que « notamment » et « tentative indirecte » de pénétrer dans la conscience d’autrui ; punir le non-orthodoxe même quand il offre un « secours moral et matériel » équivaudrait à réprimer l’acte même que prescrirait toute religion et que le code pénal ordonnerait dans certains cas d’urgence. La loi n° 1672/1939 (paragraphe 16 ci-dessus) aurait, sans plus, dépouillé la rédaction initiale de l’article 4 de son « verbiage répétitif » ; elle en aurait gardé toutes les expressions « extensibles et passe-partout », se bornant à user d’un style plus ramassé, mais tout aussi « pédant » et destiné à placer le non-orthodoxe en état d’interdiction permanente de parole. Nul citoyen ne pourrait, par conséquent, orienter son comportement sur la base de ce texte.

En outre, l’article 4 de la loi n° 1363/1938 serait incompatible avec l’article 13 de la Constitution.

39. D’après le Gouvernement au contraire, l’article 4 définit le prosélytisme « de manière précise et déterminée » ; il énumérerait tous les éléments constitutifs de cette infraction. L’emploi de l’adverbe « notamment » n’aurait aucune importance car il ne concernerait que les moyens par lesquels le délit pourrait s’accomplir ; une telle liste indicative serait, du reste, de pratique courante dans la rédaction des lois pénales.

Enfin, la substance objective du délit ne ferait pas défaut : il s’agirait de la tentative de modifier l’essence de la conscience religieuse d’autrui.

40. La Cour a déjà constaté que le libellé de bien des lois ne présente pas une précision absolue. Beaucoup d’entre elles, en raison de la nécessité d’éviter une rigidité excessive et de s’adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues (voir par exemple, mutatis mutandis, l’arrêt Müller et autres c. Suisse du 24 mai 1988, série A n° 133, p. 20, par. 29). Les dispositions du droit pénal en matière de prosélytisme entrent dans cette catégorie. L’interprétation et l’application de pareils textes dépendent de la pratique.

En l’occurrence, il existait une jurisprudence constante des juridictions grecques (paragraphes 17-20 ci-dessus). Publiée et accessible, elle complétait la lettre de l’article 4 et était de nature à permettre à M. Kokkinakis de régler sa conduite en la matière.

Quant à la constitutionnalité de l’article 4 de la loi n° 1363/1938, la Cour rappelle qu’il revient au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer le droit interne (voir en dernier lieu l’arrêt Hadjianastassiou c. Grèce du 16 décembre 1992, série A n° 252, p. 18, par. 42). Or les juridictions grecques ayant eu à connaître du problème ont conclu à l’absence d’incompatibilité (paragraphe 21 ci-dessus).

41. La mesure litigieuse était donc « prévue par la loi », au sens de l’article 9 par. 2 (art. 9-2) de la Convention.

2. But légitime

42. D’après le Gouvernement, un Etat démocratique se doit d’assurer la jouissance paisible des libertés individuelles de quiconque vit sur son territoire. Si, en particulier, il ne veillait pas à protéger la conscience religieuse et la dignité d’une personne contre des tentatives d’influence par des moyens immoraux et mensongers, l’article 9 par. 2 (art. 9-2) se trouverait en pratique privé de toute valeur.

43. Pour le requérant, la religion relève du « flot constamment renouvelable de la pensée humaine » et ne saurait se concevoir en dehors du dialogue public. L’équilibre des droits individuels obligerait à tolérer que la pensée d’autrui subisse un minimum d’influences, sans quoi on en arriverait « à une étrange société de bêtes silencieuses qui pense[raient] mais ne s’exprime[raient] pas, qui parle[raient] mais ne communique[raient] pas, qui existe[raient] mais ne coexiste[raient] pas ».

44. Eu égard aux circonstances de la cause et aux termes mêmes des décisions des juridictions compétentes, la Cour considère que la mesure incriminée poursuivait un but légitime sous l’angle de l’article 9 par. 2 (art. 9-2) : la protection des droits et libertés d’autrui, invoquée par le Gouvernement.

3. « Nécessaire dans une société démocratique »

45. M. Kokkinakis n’estime pas nécessaire, dans une société démocratique, d’interdire la « parole d’un concitoyen » venant s’entretenir de religion avec son voisin. Il se demande comment un discours prononcé avec conviction, et sur la base de livres saints communs à tous les chrétiens, pourrait léser les droits d’autrui. Mme Kyriakaki serait une femme adulte dotée d’expérience et de capacités intellectuelles ; sous peine de bafouer les droits fondamentaux de l’homme, on ne saurait ériger en infraction la conversation d’un témoin de Jéhovah avec l’épouse d’un chantre. D’autre part, la cour d’appel de Crète, quoique saisie de faits précis et d’une clarté absolue, n’aurait pas réussi à déterminer le caractère direct ou indirect de la tentative du requérant de pénétrer la conscience religieuse de la plaignante ; son raisonnement démontrerait qu’elle condamna l’intéressé « non pour quelque chose qu’il avait fait, mais pour ce qu’il était ».

La Commission souscrit en substance à cette thèse.

46. Selon le Gouvernement au contraire, les tribunaux grecs se fondèrent sur des faits patents qui constituaient le délit de prosélytisme : l’insistance de M. Kokkinakis à entrer au domicile de Mme Kyriakaki sous un prétexte mensonger ; la manière d’aborder son interlocutrice pour gagner sa confiance ; enfin, une analyse « habile » des Saintes Ecritures, propre à « leurrer » la plaignante qui ne posséderait pas de « formation adéquate en matière de dogme » (paragraphes 9-10 ci-dessus). Il souligne que si l’Etat restait indifférent aux atteintes à la liberté de conscience religieuse, il en résulterait une grande agitation de nature à troubler la paix sociale.

47. Selon la jurisprudence constante de la Cour, il faut reconnaître aux Etats contractants une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées.

Pour statuer sur ce dernier point, il y a lieu de mettre en balance les exigences de la protection des droits et libertés d’autrui avec le comportement reproché au requérant. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer les décisions judiciaires litigieuses sur la base de l’ensemble du dossier (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A n° 149, p. 12, par. 28).

48. Il échet d’abord de distinguer le témoignage chrétien du prosélytisme abusif : le premier correspond à la vraie évangélisation qu’un rapport élaboré en 1956, dans le cadre du Conseil oecuménique des Eglises, qualifie de « mission essentielle » et de « responsabilité de chaque chrétien et de chaque église ». Le second en représente la corruption ou la déformation. Il peut revêtir la forme d’« activités [offrant] des avantages matériels ou sociaux en vue d’obtenir des rattachements à [une] Eglise ou [exerçant] une pression abusive sur des personnes en situation de détresse ou de besoin », selon le même rapport, voire impliquer le recours à la violence ou au « lavage de cerveau » ; plus généralement, il ne s’accorde pas avec le respect dû à la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui.

La lecture de l’article 4 de la loi n° 1363/1938 révèle que les critères adoptés en la matière par le législateur grec peuvent cadrer avec ce qui précède si et dans la mesure où ils visent à réprimer, sans plus, le prosélytisme abusif, qu’au demeurant la Cour n’a pas à définir in abstracto en l’espèce.

49. La Cour relève pourtant que les juridictions grecques établirent la responsabilité du requérant par des motifs qui se contentaient de reproduire les termes de l’article 4, sans préciser suffisamment en quoi le prévenu aurait essayé de convaincre son prochain par des moyens abusifs. Aucun des faits qu’elles relatèrent ne permet de le constater.

Dès lors, il n’a pas été démontré que la condamnation de l’intéressé se justifiait, dans les circonstances de la cause, par un besoin social impérieux. La mesure incriminée n’apparaît donc pas proportionnée au but légitime poursuivi, ni, partant, « nécessaire, dans une société démocratique », « à la protection des droits et libertés d’autrui ».

50. En conclusion, il y a eu violation de l’article 9 (art. 9) de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 7 (art. 7)

51. M. Kokkinakis invoque aussi l’article 7 (art. 7), ainsi rédigé :

"1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées."

D’après lui, pour se concilier avec ce texte une disposition répressive doit présenter une précision et une clarté suffisantes (paragraphes 37-38 ci-dessus). Or il n’en irait pas ainsi de l’article 4 de la loi n° 1363/1938.

52. La Cour souligne que l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention ne se borne pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au détriment de l’accusé. Il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie ; il en résulte qu’une infraction doit être clairement définie par la loi. Cette condition se trouve remplie lorsque l’individu peut savoir, à partir du libellé de la clause pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité.

Or il appert que tel est bien le cas en l’espèce ; la Cour renvoie, sur ce point, aux paragraphes 40 et 41 du présent arrêt.

53. En conclusion, il n’y a pas eu violation de l’article 7 (art. 7) de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 (art. 10)

54. Le requérant invoque de surcroît sa liberté d’expression, garantie par l’article 10 (art. 10) . Sa condamnation aurait frappé non seulement la diffusion de ses opinions religieuses, mais aussi celle d’opinions socio-philosophiques générales, la cour d’appel de Crète ayant relevé qu’il s’était entretenu avec Mme Kyriakaki de « l’homme politique Palme » et des « thèses pacifistes ».

55. Eu égard à sa décision relative à l’article 9 (art. 9) (paragraphe 50 ci-dessus), la Cour, à l’instar de la Commission, ne croit pas nécessaire d’examiner ce grief.

IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14, COMBINE AVEC L’ARTICLE 9 (art. 14+9)

56. Dans son mémoire du 5 août 1992, l’intéressé se prétend également victime d’une discrimination contraire à l’article 14 combiné avec l’article 9 (art. 14+9). Elle résulterait des « vices de l’article 4 de la loi n° 1363/1938 » ou de « l’application qui en a été faite ».

57. Quoique non présentée à la Commission, cette plainte se rapporte aux mêmes faits que les doléances fondées sur les articles 7 et 9 (art. 7, art. 9), mais eu égard à la conclusion figurant au paragraphe 50 la Cour n’estime pas devoir en connaître.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)

58. Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,

« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »

59. A l’audience, le requérant a sollicité d’abord une indemnité de 500 000 drachmes pour tort moral.

La Cour considère qu’il en a subi un et que, malgré l’opinion contraire du Gouvernement, un constat de manquement ne suffit pas à l’en dédommager. Statuant en équité comme le veut l’article 50 (art. 50), elle lui alloue de ce chef 400 000 drachmes.

60. Pour frais et dépens afférents aux instances suivies en Grèce puis devant les organes de la Convention, M. Kokkinakis réclame une somme de 2 789 500 drachmes, dont il fournit le détail.

Le Gouvernement juge ce montant exagéré. Plus particulièrement, il conteste la nécessité a) de recourir à deux avocats pour représenter le requérant devant les tribunaux grecs et la Cour européenne, ainsi qu’à des avocats athéniens pour le défendre devant les juridictions crétoises ; b) de la comparution de l’intéressé lui-même devant la Cour de cassation.

Avec le délégué de la Commission, la Cour trouve pourtant la demande raisonnable, en conséquence de quoi elle l’accueille en entier.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par six voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 9 (art. 9) ;

2. Dit, par huit voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 (art. 7) ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 10 (art. 10), ni de l’article 14 combiné avec l’article 9 (art. 14+9) ;

4. Dit, à l’unanimité, que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 400 000 (quatre cent mille) drachmes pour dommage moral et 2 789 500 (deux millions sept cent quatre-vingt-neuf mille cinq cents) drachmes pour frais et dépens.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 25 mai 1993.

Signé : Rolv RYSSDAL
Président

Signé : Marc-André EISSEN
Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

 opinion partiellement concordante de M. Pettiti ;

 opinion concordante de M. De Meyer ;

 opinion dissidente de M. Valticos ;

 opinion partiellement dissidente de M. Martens ;

 opinion dissidente commune à MM. Foighel et Loizou.

Paraphé : R. R.

Paraphé : M.-A. E.

Notes

[1L’affaire porte le n° 3/1992/348/421. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[2Tel que l’a modifié l’article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.

[3Note du greffier : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (volume 260-A de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe.