Conseil de l’Europe

CEDH (Grande chambre), Bayatyan c. Arménie, 7 juillet 2011
Article 9 (Liberté de conscience)

- Modifié le 10 avril 2023

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BAYATYAN c. ARMÉNIE

(Requête no 23459/03)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juillet 2011

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bayatyan c. Arménie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Jean-Paul Costa, président,

Christos Rozakis,

Nicolas Bratza,

Peer Lorenzen,

Françoise Tulkens,

Nina Vajić,

Lech Garlicki,

Alvina Gyulumyan,

Dean Spielmann,

Renate Jaeger,

Sverre Erik Jebens,

Päivi Hirvelä,

Mirjana Lazarova Trajkovska,

Ledi Bianku,

Mihai Poalelungi,

Nebojša Vučinić,

Guido Raimondi, juges,

et de Vincent Berger, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 novembre 2010 et 1er juin 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23459/03) dirigée contre la République d’Arménie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Vahan Bayatyan (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 juillet 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes J.M. Burns, avocat à Georgetown (Canada), A. Carbonneau, avocat à Patterson (Etats-Unis d’Amérique) et R. Khachatryan, avocat à Erevan, et par M. P. Muzny, professeur de droit aux universités de Savoie et de Genève. Le gouvernement arménien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Kostanyan, représentant de la République d’Arménie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Le requérant alléguait en particulier que sa condamnation pour avoir refusé de servir dans l’armée avait emporté violation de son droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour, « le règlement »). Le 12 décembre 2006, elle a été déclarée partiellement recevable par une chambre de cette section composée de Boštjan M. Zupančič, président, John Hedigan, Corneliu Bîrsan, Vladimiro Zagrebelsky, Alvina Gyulumyan, David Thór Björgvinsson, Isabelle Berro-Lefèvre, juges, ainsi que de Vincent Berger, greffier de section. Le 27 octobre 2009, une chambre de cette section, composée de Josep Casadeval, président, Elisabet Fura, Corneliu Bîrsan, Boštjan M. Zupančič, Alvina Gyulumyan, Egbert Myjer, Ann Power, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier adjoint de section, a rendu un arrêt dans lequel elle concluait, par six voix contre une, à la non-violation de l’article 9 de la Convention. A l’arrêt se trouvait joint le texte de deux opinions séparées : l’une, concordante, de la juge Fura, l’autre, dissidente, de la juge Power.

5. Le 25 janvier 2010, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre (article 43 de la Convention). Le 10 mai 2010, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites. En outre, des observations ont été reçues de plusieurs organisations, les unes rédigées conjointement par Amnesty International, Conscience and Peace Tax International, Friends World Committee for Consultation (Quakers), la Commission internationale de juristes et l’Internationale des résistants à la guerre (War Resisters’ International), et les autres émanant de l’Association européenne des chrétiens témoins de Jéhovah, toutes organisations que le président avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 24 novembre 2010 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement

MM. G. Kostanyan, agent,

E. Babayan, agent adjoint ;

– pour le requérant

MM. A. Carbonneau, conseil,

P. Muzny, conseil,

V. Bayatyan, requérant.

La Cour a entendu MM. Carbonneau, Muzny et Kostanyan en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Le requérant est né en 1983 et réside à Erevan.

A. Le contexte de l’affaire

10. Le requérant est témoin de Jéhovah. Il assista à partir de 1997 à divers services religieux organisés par les témoins de Jéhovah et fut baptisé le 18 septembre 1999, à l’âge de 16 ans.

11. Le 16 janvier 2000, il fut inscrit sur les listes de recensement tenues par le commissariat militaire du district d’Erebuni (Էրեբունի համայնքի զինվորական կոմիսարիատ).

12. Le 16 janvier 2001, le requérant, qui était alors âgé de 17 ans, fut convoqué à un examen médical à l’issue duquel il fut déclaré apte au service militaire. Il devait être appelé sous les drapeaux au printemps 2001 (avril‑juin).

13. Le 1er avril 2001, au début de la période d’incorporation, le requérant adressa la même lettre au procureur général d’Arménie (ՀՀ գլխավոր դատախազ), au commissaire militaire d’Arménie (ՀՀ պաշտպանության նախարարության հանրապետական զինկոմիսար) et à la commission des droits de l’homme de l’Assemblée nationale (ՀՀ ազգային ժողովին առընթեր մարդու իրավունքների հանձնաժողով), dans laquelle il déclarait :

« Je soussigné, Vahan Bayatyan, né en 1983, vous informe que j’étudie la Bible depuis 1996 et forme ma conscience d’après la Bible, suivant les paroles d’Isaïe 2:4, et que je refuse sciemment d’effectuer mon service militaire. Je vous informe également que je suis prêt à effectuer un service civil de remplacement au lieu du service militaire. »

14. Début mai, une convocation par laquelle le requérant était invité à se présenter au service militaire le 15 mai 2001 parvint à son domicile. Le 14 mai 2001, un membre du commissariat militaire d’Erebuni téléphona chez le requérant. Il demanda à la mère de l’intéressé si celui-ci savait qu’il avait été convoqué le lendemain au commissariat pour commencer son service militaire. Le soir même, le requérant déménagea temporairement car il craignait d’être enrôlé de force.

15. Les 15 et 16 mai 2001, des militaires du commissariat téléphonèrent à la mère du requérant pour exiger qu’elle leur dise où celui-ci se trouvait. Ils menacèrent d’emmener le requérant de force au commissariat s’il ne s’y rendait pas de son propre gré. Le 17 mai 2001 au petit matin, les militaires du commissariat se rendirent au domicile du requérant. Ses parents n’ouvrirent pas la porte car ils dormaient. Dans la journée, la mère du requérant alla au commissariat : elle déclara que son fils avait quitté la maison et qu’elle ne savait pas quand il reviendrait. D’après le requérant, le commissariat n’a ensuite plus cherché à entrer en contact avec sa famille.

16. Le 29 mai 2001, la commission des affaires d’Etat et juridiques de l’Assemblée nationale (ՀՀ ազգային ժողովի պետական-իրավական հարցերի հանձնաժողով) répondit à la lettre du requérant datée du 1er avril 2001 en ces termes :

« A la suite de votre déclaration (...) nous vous informons que, conformément à la législation de la République d’Arménie, tout citoyen (...) est dans l’obligation de servir dans l’armée arménienne. Etant donné qu’aucune loi instituant un service de remplacement n’a encore été adoptée en Arménie, vous devez vous conformer à la loi en vigueur et servir dans l’armée arménienne. »

17. Au cours de la première quinzaine de juin 2001, le requérant rentra chez lui, où il vécut jusqu’à son arrestation en septembre 2002.

18. Le 12 juin 2001, l’Assemblée nationale déclara une amnistie générale qui ne s’appliquait qu’aux personnes ayant commis des infractions avant le 11 juin 2001 et devait rester en vigueur jusqu’au 13 septembre 2001.

B. La procédure pénale dirigée contre le requérant

19. Le 26 juin 2001, le commissaire militaire d’Erebuni (Էրեբունի համայնքի զինկոմիսար) informa le procureur du district d’Erebuni (Էրեբունի համայնքի դատախազ) que le requérant ne s’était pas présenté le 15 mai 2001 pour effectuer son service militaire et qu’il se soustrayait volontairement à ses obligations militaires.

20. Le requérant se rendit avec son père et son avocat au parquet de district à plusieurs reprises au cours du mois de juillet, ainsi que le 1er août 2001, pour se renseigner auprès de l’enquêteur compétent sur sa situation et sur la suite de la procédure.

21. Le 1er août 2001, se fondant sur l’article 75 du code pénal, l’enquêteur ouvrit une procédure pénale contre le requérant au motif que celui-ci s’était soustrait à ses obligations militaires. L’intéressé soutient que le supérieur de l’enquêteur, à savoir le procureur, refusa de l’inculper tant qu’un complément d’enquête n’aurait pas été effectué. Le 8 août 2001, souhaitant apparemment bénéficier de l’amnistie précitée, le requérant adressa une plainte à ce sujet au parquet général (ՀՀ գլխավոր դատախազություն). Il ne reçut aucune réponse.

22. Le 1er octobre 2001, l’enquêteur prit cinq décisions concernant le requérant : 1) l’inculper de soustraction à ses obligations militaires au titre de l’article 75 du code pénal ; 2) demander à la justice l’autorisation de le placer en détention provisoire ; 3) le déclarer en fuite et lancer des recherches ; 4) demander à la justice l’autorisation de surveiller sa correspondance ; et 5) suspendre la procédure jusqu’à ce qu’on le retrouve. Cette dernière décision comportait le passage suivant :

« (...) étant donné que les mesures d’enquête et de recherche menées pour retrouver [le requérant] depuis deux mois (...) sont restées vaines et que l’on ne sait pas où il se trouve (...) [il y a lieu] de suspendre l’enquête (...) et (...) de relancer les mesures de recherche en vue de retrouver l’accusé. »

23. Ces décisions ne furent notifiées ni au requérant ni à sa famille alors que l’intéressé vivait depuis la mi-juin 2001 au domicile familial et avait rencontré l’enquêteur à plusieurs reprises en juillet et août 2001.

24. Le 2 octobre 2001, le tribunal des districts d’Erebuni et de Nubarashen d’Erevan (Երևան քաղաքի Էրեբունի և Նուբարաշեն համայնքների առաջին ատյանի դատարան – « le tribunal de district ») autorisa la surveillance de la correspondance du requérant et son placement en détention provisoire. Ces décisions ne furent notifiées ni au requérant ni à sa famille ; l’autorité d’enquête ne fit aucune démarche pour prendre contact avec eux avant l’arrestation du requérant en septembre 2002.

25. Le 26 avril 2002, la Convention entra en vigueur à l’égard de l’Arménie.

C. L’arrestation et le procès du requérant

26. Le 4 septembre 2002, pendant que le requérant était au travail, deux policiers se rendirent à son domicile pour informer ses parents qu’il était recherché et leur demander où il se trouvait.

27. Le 5 septembre 2002, les policiers revinrent chercher le requérant et l’accompagnèrent au poste de police, où ils rédigèrent un procès-verbal faisant état de la reddition volontaire du requérant et indiquant que celui-ci, après avoir appris qu’il était recherché, avait décidé de se présenter au poste de police. Le même jour, le requérant fut incarcéré au centre de détention de Nubarashen.

28. Le 9 septembre 2002, l’autorité d’enquête rouvrit la procédure pénale dirigée contre le requérant.

29. Le 11 septembre 2002, le requérant prit pour la première fois connaissance de l’inculpation du 1er octobre 2001 (paragraphe 22 ci-dessus). Interrogé le même jour, il déclara qu’il refusait sciemment d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses mais qu’il était prêt à accomplir un service civil de remplacement.

30. A la même date, le requérant et son avocat furent autorisés à consulter le dossier. L’acte d’inculpation fut achevé le 18 septembre 2002 et approuvé par le procureur le 23 septembre 2002.

31. Le procès du requérant s’ouvrit le 22 octobre 2002 devant le tribunal de district. Il fut suspendu jusqu’au 28 octobre 2002, l’intéressé n’ayant pas reçu copie de l’acte d’inculpation.

32. Le 28 octobre 2002, à l’audience, le requérant réitéra les déclarations qu’il avait faites lors de son interrogatoire (paragraphe 29 ci-dessus).

33. A cette même date, le tribunal de district déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à une peine d’un an et six mois d’emprisonnement.

34. Le 29 novembre 2002, le procureur forma un recours contre ce jugement et sollicita une peine plus lourde pour les motifs suivants :

« Le [requérant] n’a pas reconnu sa culpabilité, expliquant qu’il refusait d’effectuer son service [militaire] parce qu’il avait étudié la Bible et que, en tant que témoin de Jéhovah, sa foi ne lui permettait pas de servir dans l’armée arménienne.

[Le requérant] est physiquement apte et n’a pas d’emploi.

Je pense que le tribunal a prononcé une peine manifestement légère et n’a pas pris en compte le degré de risque social qu’entraîne cette infraction, la personnalité [du requérant] et les motifs manifestement infondés et dangereux à l’origine du refus [du requérant] d’effectuer son service [militaire]. »

35. Le 19 décembre 2002, le requérant contesta le recours formé par le procureur. Il faisait valoir dans son mémoire que le jugement rendu enfreignait son droit à la liberté de conscience et de religion garanti par l’article 23 de la Constitution, l’article 9 de la Convention et d’autres instruments internationaux, et que l’absence de loi instituant un service civil de remplacement ne pouvait être invoquée pour justifier que l’on inflige une sanction pénale à une personne refusant d’effectuer son service militaire pour des raisons de conscience.

36. Le 24 décembre 2002, dans le cadre de la procédure devant la Cour d’appel pénale militaire (ՀՀ քրեական և զինվորական գործերով վերաքննիչ դատարան – « la Cour d’appel »), le procureur argua notamment qu’il convenait aussi d’infliger au requérant une peine plus lourde parce que celui-ci s’était dérobé à l’enquête. Le requérant soutient que lors de l’audience d’appel on a fait pression sur lui pour l’amener à renoncer à ses convictions religieuses relatives au service militaire : en particulier, le procureur et l’un des juges lui auraient proposé de clore l’affaire s’il abandonnait son objection de conscience et effectuait son service militaire.

37. A la même date, la Cour d’appel décida d’accueillir le recours du procureur ; elle porta à deux ans et demi la durée de la peine d’emprisonnement devant être purgée par le requérant, déclarant :

« Lorsqu’il a condamné [le requérant], le tribunal de première instance a pris en compte le caractère mineur de l’infraction, le jeune âge de l’intéressé et l’absence de mention dans son casier judiciaire, et a considéré qu’il avait reconnu sa culpabilité, avait activement participé à la découverte de l’infraction et s’était sincèrement repenti.

Cependant, il a été établi au cours de la procédure d’appel non seulement que [le requérant] ne reconnaît pas sa culpabilité mais aussi qu’il ne se repent pas et que, par ailleurs, loin d’avoir aidé à la découverte de l’infraction il s’est dérobé à l’enquête préliminaire, de sorte que l’on ne savait pas où il se trouvait et qu’il a fallu lancer des recherches.

Eu égard à ces circonstances ainsi qu’à la nature et aux motifs de l’infraction et au degré de risque social que celle-ci comporte, la Cour d’appel considère qu’il y a lieu d’accueillir le recours formé par le procureur et de prononcer contre [le requérant] une peine adaptée, plus lourde. »

38. A une date non précisée, le requérant forma contre cette décision un pourvoi en cassation dans lequel il présentait des arguments similaires à ceux soulevés dans son mémoire du 19 décembre 2002 (paragraphe 35 ci‑dessus). Il rappelait qu’il était prêt à effectuer un service civil de remplacement et déclarait qu’il aurait pu faire un travail utile à la société au lieu de devoir passer deux ans et demi en prison. D’après lui, l’article 12 de la loi sur les obligations militaires (paragraphe 43 ci-dessous) prévoyait cette possibilité. A son avis, le principe d’un service de remplacement était aussi consacré par l’article 19 de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses (paragraphe 44 ci-dessous), et l’absence de mécanismes appropriés de mise en œuvre ne pouvait lui être reprochée.

39. Le 24 janvier 2003, la Cour de cassation (ՀՀ վճռաբեկ դատարան) confirma l’arrêt de la Cour d’appel, constatant notamment que le droit garanti par l’article 23 de la Constitution était soumis à des limitations prévues à l’article 44 de celle-ci (paragraphe 41 ci-dessous), comme celles nécessaires à la protection de la sécurité de l’Etat, de la sûreté publique et de l’ordre public. Elle ajouta que l’article 9 § 2 de la Convention contenait des restrictions analogues.

40. Le 22 juillet 2003, le requérant fut libéré sous conditions après avoir purgé environ dix mois et demi de sa peine.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution arménienne de 1995 (avant les amendements introduits en 2005)

41. Les dispositions pertinentes de la Constitution étaient ainsi libellées :

Article 23

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. »

Article 44

« Les libertés et droits fondamentaux de l’homme et du citoyen consacrés par les articles 23 à 27 de la Constitution ne peuvent être limités par la loi que si cela est nécessaire à la protection de la sécurité de l’Etat et de la sûreté publique, de l’ordre public, de la santé et de la morale publiques et des droits, des libertés, de l’honneur et de la réputation d’autrui. »

Article 47

« Tout citoyen est tenu de participer à la défense de la République d’Arménie conformément à la procédure prévue par la loi. »

B. Le code pénal de 1961 (abrogé le 1er août 2003)

42. La disposition pertinente du code pénal était rédigée ainsi :
Article 75 – Non-respect d’un appel régulier sous les drapeaux
« Le non-respect d’un appel régulier sous les drapeaux est passible d’une peine de un à trois ans d’emprisonnement. »

C. La loi sur les obligations militaires (en vigueur depuis le 16 octobre 1998)

43. Les dispositions pertinentes de la loi sur les obligations militaires se lisent ainsi :

Article 3 – Obligations militaires

« 1. Les obligations militaires désignent le devoir constitutionnel pour les citoyens de participer à la défense de la République d’Arménie. »

Article 11 – Service militaire obligatoire

« 1. Les conscrits de sexe masculin et les officiers de réserve de première catégorie âgés de 18 à 27 ans [et] jugés physiquement aptes au service militaire en temps de paix sont appelés pour effectuer leur service militaire obligatoire. »

Article 12 – Exemption du service militaire obligatoire

« 1. [Un citoyen] peut être exempté du service militaire obligatoire : a) si la commission nationale de recrutement reconnaît qu’il n’est pas apte au service militaire en raison de sa mauvaise santé et le radie du rôle de l’armée ; b) si son père (sa mère) ou son frère (sa sœur) ont trouvé la mort alors qu’ils défendaient l’Arménie ou servaient dans les forces armées et autres troupes [arméniennes], et qu’il est le seul enfant de sexe masculin de la famille ; c) par décret du gouvernement ; d) s’il a effectué son service militaire obligatoire dans une armée étrangère avant d’acquérir la nationalité arménienne ; ou e) s’il possède un diplôme en sciences (maîtrise ou doctorat ès sciences) et mène des activités spécialisées, scientifiques ou éducatives. »

Article 16 – Sursis d’incorporation pour d’autres motifs

« 2. Dans certains cas, le gouvernement peut définir des catégories de citoyens et d’individus particuliers qui peuvent bénéficier d’un sursis à l’incorporation au service militaire obligatoire. »

D. La loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses (en vigueur depuis le 6 juillet 1991)

44. Les dispositions pertinentes de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses sont ainsi libellées :

[Préambule]

« Le Soviet suprême de la République d’Arménie adopte la présente loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses (...) en s’inspirant des principes des droits de l’homme et des libertés fondamentales établis en droit international et dans le respect fidèle des dispositions de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (...) »

Article 19

« Toutes les obligations civiques prévues par la loi s’appliquent de manière égale aux croyants membres d’organisations religieuses et aux autres citoyens.

Dans certains cas particuliers de contradiction entre les obligations civiques et les convictions religieuses, la question du respect des obligations civiques peut se résoudre au moyen d’un régime de remplacement, suivant la procédure prévue par la loi, grâce à un accord mutuel entre l’autorité de l’Etat compétente et l’organisation religieuse concernée. »

E. La loi sur le service de remplacement (adoptée le 17 décembre 2003 et entrée en vigueur le 1er juillet 2004)

45. Les dispositions pertinentes de la loi, comprenant les amendements qui y ont été apportés le 22 novembre 2004, se lisent ainsi :

Article 2 – Définition du service de remplacement
et types de service de remplacement

« 1. Aux fins de la présente loi on entend par service de remplacement un service qui remplace le service militaire obligatoire d’une durée fixe, qui ne nécessite pas de porter, de conserver, d’entretenir et d’utiliser des armes et est effectué aussi bien dans des institutions militaires que dans des institutions civiles.

2. Les différents types de service de remplacement sont : a) le service militaire de remplacement, c’est-à-dire le service militaire effectué dans l’armée arménienne sans obligation de combattre ni de porter, conserver, entretenir et utiliser des armes ; et b) le service de travail de remplacement, c’est-à-dire le service de travail effectué en dehors de l’armée arménienne.

3. Le but du service de remplacement est d’assurer que soit remplie l’obligation civique envers la patrie et la société ; pareil service n’a aucun caractère punitif, humiliant ou dégradant. »

Article 3 – Motifs d’effectuer un service de remplacement

« 1. Un citoyen arménien qui en raison de sa foi ou de ses convictions religieuses ne peut pas effectuer le service militaire dans une unité militaire, et notamment porter, conserver, entretenir et utiliser des armes, peut effectuer un service de remplacement. »

III. DROIT COMPARÉ

46. Il ressort des informations dont la Cour dispose sur la législation des Etats membres du Conseil de l’Europe que la quasi-totalité de ceux où existait ou existe encore un service militaire obligatoire ont à différents moments adopté des lois reconnaissant et mettant en œuvre le droit à l’objection de conscience, avant même leur adhésion au Conseil de l’Europe pour certains. Le premier Etat membre à l’avoir fait est le Royaume-Uni (1916), suivi du Danemark (1917), de la Suède (1920), des Pays-Bas (1920‑1923), de la Norvège (1922), de la Finlande (1931), de l’Allemagne (1949), de la France et du Luxembourg (1963), de la Belgique (1964), de l’Italie (1972), de l’Autriche (1974), du Portugal (1976) et de l’Espagne (1978).

47. Une grande vague de reconnaissance est ensuite intervenue à la fin des années 1980 et au cours des années 1990, lorsque presque tous les Etats déjà membres, ou qui allaient le devenir, à n’avoir pas encore pris une telle mesure ont introduit ce droit dans leur système juridique interne, à savoir la Pologne (1988), la République tchèque et la Hongrie (1989), la Croatie (1990), l’Estonie, la Moldova et la Slovénie (1991), Chypre, l’ex‑République fédérale de Yougoslavie (qui s’est scindée en 2006 en deux Etats, la Serbie et le Monténégro, lesquels ont tous deux conservé ce droit) et l’Ukraine (1992), la Lettonie (1993), la République slovaque et la Suisse (1995), la Bosnie-Herzégovine, la Lituanie et la Roumanie (1996), la Géorgie et la Grèce (1997) et, enfin, la Bulgarie (1998).

48. Parmi les Etats membres restants, « l’ex-République yougoslave de Macédoine » a créé en 2001 un véritable service civil de remplacement alors qu’elle offrait déjà depuis 1992 la possibilité d’effectuer un service militaire non armé. La Russie et l’Albanie, qui ont reconnu respectivement en 1993 et 1998 dans leur Constitution le droit à l’objection de conscience, ont parfait la mise en œuvre de ce droit avec des lois adoptées respectivement en 2004 et 2003. L’Azerbaïdjan a reconnu en 1995 dans sa Constitution le droit à l’objection de conscience mais n’a pas encore adopté de loi d’application. Enfin, en Turquie, l’objection de conscience n’est pas reconnue.

49. Dans la plupart des Etats membres où l’objection de conscience était ou est reconnue et totalement traduite dans les faits, le statut d’objecteur de conscience pouvait ou peut être demandé sur la base non seulement des convictions religieuses mais aussi d’un éventail relativement large de croyances personnelles de nature non religieuse, à deux seules exceptions près, la Roumanie et l’Ukraine, où le droit de bénéficier du statut d’objecteur de conscience n’est accordé que pour des motifs religieux. Dans certains Etats membres, ce droit ne s’appliquait ou ne s’applique respectivement qu’en temps de paix, comme en Pologne, en Belgique et en Finlande, tandis que dans d’autres, comme au Monténégro et en République slovaque, il ne s’applique par définition qu’en période de mobilisation ou de guerre. Enfin, quelques Etats membres, telle la Finlande, permettent à certaines catégories d’objecteurs de conscience d’être exemptés aussi du service de remplacement.

IV. DOCUMENTS ET PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Documents européens

1. Le Conseil de l’Europe

a) Document consacré à l’Arménie

Avis no 221 (2000) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) – Demande d’adhésion de l’Arménie au Conseil de l’Europe

50. Le 28 juin 2000, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté son avis no 221 sur la demande d’adhésion de l’Arménie au Conseil de l’Europe, qu’elle a conclu en recommandant au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe d’inviter l’Arménie à adhérer, sous réserve que ce pays respecte un certain nombre d’engagements dans les délais prescrits. L’extrait pertinent de cet avis se lit ainsi :

« 13. L’Assemblée parlementaire prend note des lettres du Président de l’Arménie, du président du parlement, du Premier ministre, ainsi que des présidents des partis politiques représentés au parlement, et note que l’Arménie s’engage à respecter les engagements énumérés ci-dessous : (...) à adopter une loi sur un service de remplacement conforme aux normes européennes, dans les trois années suivant son adhésion, et, entre-temps, à amnistier les objecteurs de conscience purgeant actuellement des peines de prison ou servant dans des bataillons disciplinaires, en les autorisant (une fois la loi sur le service de remplacement entrée en vigueur) à faire leur service militaire dans des unités non armées ou dans un service civil de remplacement ; »

b) Documents généraux

i. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

51. L’Assemblée parlementaire a mentionné le droit à l’objection de conscience dès 1967 dans sa Résolution 337 (1967), où elle énonce les principes de base suivants :

« 1. Les personnes astreintes au service militaire qui, pour des motifs de conscience ou en raison d’une conviction profonde d’ordre religieux, éthique, moral, humanitaire, philosophique ou autre de même nature, refusent d’accomplir le service armé, doivent avoir un droit subjectif à être dispensées de ce service.

2. Dans les Etats démocratiques, fondés sur le principe de la prééminence du droit, ce droit est considéré comme découlant logiquement des droits fondamentaux de l’individu garantis par l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. »

52. Sur le fondement de cette résolution, l’Assemblée parlementaire a adopté la Recommandation 478(1967) où elle appelle le Comité des Ministres à inviter les Etats membres à conformer, autant que possible, leurs législations nationales aux principes de base en question. Elle a ensuite rappelé et complété les principes de base dans ses Recommandations 816(1977) et 1518(2001). Dans cette dernière, elle déclare que le droit à l’objection de conscience est « une composante fondamentale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion » reconnu dans la Convention. Elle y souligne qu’il n’y a que cinq Etats membres où ce droit n’est pas reconnu, et recommande au Comité des Ministre de les inviter à le reconnaître.

53. En 2006, l’Assemblée parlementaire a adopté la Recommandation 1742(2006) relative aux droits de l’homme des membres des forces armées. Elle y demande notamment aux Etats membres d’introduire dans leurs législations respectives le droit à être enregistré en tant qu’objecteur de conscience à tout moment ainsi que le droit pour les militaires de carrière de demander le statut d’objecteur de conscience.

ii. Le Comité des Ministres

54. En 1987, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation no R(87)8, dans laquelle il recommande aux Etats membres de reconnaître le droit à l’objection de conscience et invite les gouvernements qui ne l’auraient pas encore fait à mettre leurs législation et pratique nationales en conformité avec le principe de base suivant :

« Toute personne soumise à l’obligation du service militaire qui, pour impérieux motifs de conscience, refuse de participer à l’usage des armes, a le droit d’être dispensée de ce service (...) [et] peut être tenue d’accomplir un service de remplacement ; »

55. En 2010, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation CM/Rec(2010)4, où il incite les Etats membres à faire en sorte que les restrictions au droit des membres des forces armées à la liberté de pensée, de conscience et de religion répondent aux critères prévus par l’article 9 § 2 de la Convention, que les appelés aient le droit d’être enregistrés comme objecteurs de conscience et qu’un service de remplacement de nature civile leur soit proposé. Dans l’exposé des motifs relatif à cette recommandation, il est notamment indiqué :

« A ce jour, la Cour n’a pas reconnu le droit à l’objection de conscience comme étant couvert par l’article 9 de la Convention. On observe toutefois une tendance actuelle, au sein des instances internationales, à voir dans ce droit un élément constitutif de la liberté de conscience et de religion. »

2. L’Union européenne

a) Le Parlement européen

56. Les principes élaborés par les organes du Conseil de l’Europe se retrouvent dans les résolutions du Parlement européen du 7 février 1983, du 13 octobre 1989, du 11 mars 1993 et du 19 janvier 1994. Le Parlement européen a lui aussi considéré que le droit à l’objection de conscience faisait partie intégrante de la notion de liberté de pensée, de conscience et de religion garantie par l’article 9 de la Convention, et a appelé les Etats membres de l’Union européenne à ajouter le droit à l’objection de conscience aux droits fondamentaux énumérés dans leur système juridique.

b) La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

57. L’article 10 de la Charte, proclamée le 7 décembre 2000 et entrée en vigueur le 1er décembre 2009, dispose :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »

B. Autres documents et pratiques internationaux

1. Les Nations unies

a) La Commission des droits de l’homme

58. Dans sa Résolution 1987/46, la Commission des droits de l’homme a appelé les Etats à reconnaître le droit à l’objection de conscience et à s’abstenir d’emprisonner les personnes exerçant ce droit. Par la suite, dans sa Résolution 1989/59, elle est allée plus loin et a elle-même reconnu le droit à l’objection de conscience comme un exercice légitime du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion garanti par l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le « PIDCP »). D’autres résolutions sur le sujet, les Résolutions 1993/84, 1995/83 et 1998/77, ont confirmé et élargi les principes déjà fixés. Par la suite, la Commission a appelé à maintes reprises les Etats à revoir leurs lois et leur pratique à la lumière de ses résolutions. Dans sa Résolution 2004/35, elle a de plus incité les Etats à envisager d’amnistier et de réintégrer dans leurs droits les personnes ayant refusé d’effectuer leur service militaire pour des motifs de conscience.

b) Le PIDCP et la pratique du Comité des droits de l’homme des Nations unies

59. Les dispositions pertinentes du PIDCP, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa Résolution 2200 A (XXI) du 16 décembre 1966, entré en vigueur le 23 mars 1976 et ratifié par l’Arménie le 23 juin 1993, sont ainsi libellées :

Article 8

« (...) 3. a) Nul ne sera astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ; (...)

c) N’est pas considéré comme « travail forcé ou obligatoire » au sens du présent paragraphe : (...)

ii) Tout service de caractère militaire et, dans les pays où l’objection de conscience est admise, tout service national exigé des objecteurs de conscience en vertu de la loi ; (...) »

Article 18

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement.

(...) »

60. Le Comité des droits de l’homme, l’organe qui surveille l’application du PIDCP, a dans un premier temps, lors de son examen de plaintes individuelles, estimé que le PIDCP – et notamment l’article 18 de celui-ci – ne garantissait pas le droit à l’objection de conscience, spécialement si l’on tenait compte du libellé de l’article 8 § 3 c) ii). Il a déclaré une plainte soumise par un objecteur de conscience finlandais irrecevable pour incompatibilité avec les dispositions du PIDCP (L.T.K. c. Finlande, communication no 185/1984, CCPR/C/25/D/185/1984, 9 juillet 1985).

61. Le Comité a pour la première fois infléchi sa position dans sa décision du 7 novembre 1991 rendue en l’affaire J.P. c. Canada, où il a admis pour la première fois, quoiqu’à titre d’observation incidente, que « l’article 18 du Pacte protège incontestablement le droit d’avoir, d’exprimer et de diffuser des opinions et des convictions, y compris le droit à l’objection de conscience aux activités et aux dépenses militaires » (communication no 446/1991, CCPR/C/43/D/446/1991, 7 novembre 1991).

62. En 1993, le Comité a adopté son observation générale no 22 sur l’article 18, où il donne notamment l’interprétation suivante de cette disposition :

« 11. (...) Le Pacte ne mentionne pas explicitement un droit à l’objection de conscience, mais le Comité estime qu’un tel droit peut être déduit de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’employer la force au prix de vies humaines peut être gravement en conflit avec la liberté de conscience et le droit de manifester sa religion ou ses convictions. (...) »

63. Une nouvelle évolution de la position du Comité se manifeste dans ses constatations relatives aux affaires Yeo-Bum Yoon c. République de Corée et Myung-Jin Choi c. République de Corée, où le Comité a pour la première fois examiné des communications émanant de témoins de Jéhovah condamnés à des peines d’emprisonnement et dirigées contre un pays où le droit à l’objection de conscience n’était pas reconnu. Le Comité a déclaré :

« 8.2. Le Comité (...) note (...) que le paragraphe 3 de l’article 8 du Pacte ne considère pas comme « un travail forcé ou obligatoire », lequel est proscrit, « tout service de caractère militaire et, dans les pays où l’objection de conscience est admise, tout service national exigé des objecteurs de conscience en vertu de la loi ». Il s’ensuit que l’article 8 du Pacte lui-même ne reconnaît pas un droit à l’objection de conscience, pas plus qu’il ne l’exclut. Ainsi, le grief en question doit être apprécié à la seule lumière de l’article 18 du Pacte, dont l’interprétation évolue, avec le temps, comme pour toute autre disposition du Pacte, que ce soit dans les formes ou sur le fond.

8.3. (...) En conséquence, la condamnation et la peine infligées aux auteurs constituent une restriction de leur capacité de manifester leur religion ou leur conviction. Une telle restriction doit être justifiée par les limitations autorisées qui sont énoncées au paragraphe 3 de l’article 18, en vertu duquel toute restriction doit être prévue par la loi et être nécessaire à la protection de la sécurité, de l’ordre, de la santé ou de la moralité publics ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui. (...) »

64. Le Comité a déclaré pour conclure que l’ingérence dans l’exercice par les requérants des droits garantis par l’article 18 du PIDCP n’était pas nécessaire, raison pour laquelle il y avait eu violation de cette disposition (communications nos 1321/2004 et 1322/2004, CCPR/C/88/D/1321-1322/2004, 23 janvier 2007).

c) Le groupe de travail sur la détention arbitraire

65. La question de la détention des objecteurs de conscience a également été traitée à plusieurs reprises dans le cadre de sa procédure de recours individuel par le Groupe de travail sur la détention arbitraire, qui a été créé en 1991 par la Commission des droits de l’homme des Nations unies. Jusqu’à une date récente, ce groupe était principalement préoccupé par la sanction et l’incarcération à répétition d’objecteurs de conscience, qu’il jugeait arbitraires car contraires au principe non bis in idem (voir, par exemple, l’avis no 36/1999 (Turquie), et l’avis no 24/2003 (Israël)). En 2008, le Groupe est allé plus loin en concluant à l’arbitraire dans le cas d’un objecteur de conscience qui n’avait subi qu’une seule condamnation et privation de liberté (avis no 16/2008 (Turquie).

2. Le système interaméricain de protection des droits de l’homme

66. Les articles 6 § 3 b) et 12 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme sont semblables aux articles 4 § 3 b) et 9 de la Convention européenne.

67. En 1997 et 1998, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a émis des recommandations invitant les Etats membres dont la législation n’exemptait toujours pas les objecteurs de conscience du service militaire ou du service de remplacement à revoir leur régime juridique et à y apporter des modifications compatibles avec l’esprit du droit international des droits de l’homme par le biais d’amendements législatifs prévoyant l’exemption du service militaire en cas d’objection de conscience.

68. La Commission interaméricaine a tranché le 10 mars 2005 le premier recours individuel portant sur le droit à l’objection de conscience. Elle a considéré qu’il fallait interpréter l’article 12 à la lumière de l’article 6 § 3 b) et conclu que l’objection de conscience n’était protégée par la Convention américaine que pour les pays où ce droit était reconnu. A cet égard, la Commission interaméricaine s’est largement appuyée sur la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme et sur celle du Comité des droits de l’homme des Nations unies antérieures à 2005 (Cristián Daniel Sahli Vera et autres c. Chili, affaire 12.219, rapport no 43/05, 10 mars 2005, §§ 95-97). Elle a par la suite confirmé cette approche dans une autre affaire (Alfredo Díaz Bustos c. Bolivie, affaire 14/04, rapport no 97/05, 27 octobre 2005, § 19).

3. La Convention ibéro-américaine sur les droits des jeunes

69. Les 10-11 octobre 2005 a été adoptée dans le cadre de l’organisation ibéro-américaine de la jeunesse la Convention ibéro-américaine sur les droits des jeunes, qui énonce un certain nombre de droits spécifiques pour les individus âgés de 15 à 24 ans. En son article 12, intitulé « Droit à l’objection de conscience », elle dispose :

« 1. Les jeunes ont le droit de formuler une objection de conscience au service militaire obligatoire.

2. Les Etats parties s’engagent à promouvoir les mesures juridiques pertinentes propres à garantir l’exercice de ce droit et à avancer sur la voie d’une élimination progressive du service militaire obligatoire. »

4. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)

70. L’OSCE s’est elle aussi saisie de la question de l’objection de conscience en 1990. Lors de la conférence sur la dimension humaine, les Etats participants ont noté que la Commission des droits de l’homme des Nations unies avait reconnu le droit à l’objection de conscience, et ont décidé d’examiner la possibilité de mettre en place différentes formes de service de remplacement dans leurs systèmes juridiques internes. En 2004, l’OSCE a préparé des « lignes directrices visant l’examen des lois affectant la religion ou les convictions religieuses », dans lesquelles elle a remarqué que, bien qu’aucune norme internationale ne régisse cette question, la plupart des Etats démocratiques autorisaient les personnes formulant des objections sérieuses d’ordre moral ou religieux au service militaire à effectuer un service (civil) de remplacement.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

71. Le requérant soutient que sa condamnation pour avoir refusé de servir dans l’armée a emporté violation de l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. L’arrêt de la chambre

72. Dans son arrêt du 27 octobre 2009, la chambre a noté d’emblée que la majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe avaient adopté des lois instituant un service de remplacement pour les objecteurs de conscience. Elle a toutefois considéré qu’il fallait interpréter l’article 9 à la lumière de l’article 4 § 3 b) de la Convention, qui laissait selon elle à chaque Partie contractante le choix de reconnaître ou non l’objection de conscience. Elle a ainsi estimé que ce n’était pas parce que la majorité des Parties contractantes avaient reconnu ce droit que l’on pouvait dire qu’une Partie contractante qui ne l’avait pas fait enfreignait les obligations découlant pour elle de la Convention, et que cet argument n’était donc d’aucune utilité aux fins d’une interprétation évolutive de la Convention. Dans ces conditions, la chambre a jugé que l’article 9 ne garantissait pas le droit de refuser d’accomplir le service militaire pour des motifs de conscience et que cette disposition n’était donc pas applicable à l’affaire. Par suite, elle a estimé ne pas pouvoir considérer que les autorités avaient méconnu leurs obligations au titre de la Convention en condamnant le requérant pour son refus d’accomplir son service militaire.

B. Les arguments des parties

1. Le requérant

a) Applicabilité de l’article 9

73. Le requérant soutient que, en refusant d’appliquer la théorie de l’« instrument vivant », la chambre a figé l’interprétation de la Commission européenne des droits de l’homme selon laquelle l’applicabilité de l’article 9 aux objecteurs de conscience est limitée par le jeu de l’article 4 § 3 b), et ce sans apporter de justification ni d’explication. Or l’article 4 § 3 b) ne pourrait être légitimement invoqué pour dire que le droit à l’objection de conscience n’est pas garanti par l’article 9, surtout s’agissant de l’Arménie, pays qui se serait officiellement engagé depuis 2000 à reconnaître l’objection de conscience. S’appuyant sur les travaux préparatoires, le requérant avance qu’il n’a jamais été prévu de combiner l’article 4 § 3 b) avec l’article 9, mais que cette disposition a été conçue dans le seul but de préciser la portée de l’article 4 § 2 et ne reconnaît ni n’exclut le droit à l’objection de conscience. L’article 4 § 3 b) n’étant appliqué à aucune autre disposition de la Convention, il n’y aurait aucune raison de le combiner avec l’article 9 en particulier. A supposer qu’il eût été prévu à l’origine d’exclure les objecteurs de conscience du champ d’application de l’article 9, les auteurs de la Convention auraient facilement pu insérer une clause à cet effet. C’est pourquoi le requérant estime que, si elle décidait d’appliquer l’article 9 aux objecteurs de conscience, la Cour ne déduirait pas de la Convention un droit n’y ayant pas été inclus dès le départ.

74. D’après le requérant, les conditions d’aujourd’hui vont dans le sens d’une reconnaissance du droit à l’objection de conscience sous l’angle de l’article 9 puisque presque tous les Etats membres du Conseil de l’Europe l’ont progressivement reconnu au fil du temps. Ce consensus se refléterait également dans la position adoptée par les institutions du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne. De plus, la reconnaissance du droit à l’objection de conscience serait désormais l’une des conditions préalables à l’adhésion de nouveaux Etats au Conseil de l’Europe. Par ailleurs, la chambre aurait négligé de prendre en compte les développements importants en la matière intervenus au sein des organes des Nations unies, notamment l’interprétation donnée par le Comité des droits de l’homme aux dispositions du PIDCP correspondant à celles de la Convention. Pour le requérant, il est nécessaire que la Cour énonce clairement sa position sur la question car c’est toujours la Commission, et non la Cour, qui a refusé d’appliquer l’article 9 aux objecteurs de conscience. De surcroît, il n’aurait été ni approprié de la part de la chambre de s’appuyer sur la position de la Commission, car cela irait à l’encontre du but et de l’objet de la Convention, ni juste, car on pourrait discerner une évolution allant dans le sens de la reconnaissance du droit à l’objection de conscience même dans la position de la Commission. Pour finir, le requérant soutient que la question va au-delà de son cas particulier car elle emporte de graves conséquences qui touchent des centaines de jeunes gens se trouvant dans une situation similaire dans les pays du Conseil de l’Europe et des milliers d’autres dans le monde entier.

b) Observation de l’article 9

75. Le requérant voit dans sa condamnation une ingérence dans l’exercice par lui de son droit de manifester ses convictions religieuses. Il ajoute que cette ingérence n’était pas prévue par la loi. En le condamnant, les autorités arméniennes auraient violé l’engagement juridiquement contraignant contracté par elles à l’occasion de leur adhésion au Conseil de l’Europe, à savoir amnistier tous les objecteurs de conscience condamnés à des peines d’emprisonnement. Cette obligation internationale étant devenue partie intégrante de l’ordre juridique interne, tous les objecteurs de conscience refusant d’effectuer leur service militaire auraient eu à partir de ce moment des motifs raisonnables de croire qu’ils seraient exemptés de cette obligation et qu’ils auraient au bout du compte la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement. En conséquence, le droit interne manquerait de précision puisqu’il n’aurait pas été mis en conformité avec les engagements internationaux juridiquement contraignants contractés par l’Arménie.

76. Le requérant avance une autre raison permettant selon lui de dire que l’ingérence n’était pas prévue par la loi : après être devenue partie au PIDCP en 1993, l’Arménie n’aurait pas respecté fidèlement l’article 18 de ce traité et la jurisprudence du Comité des droits de l’homme y afférente, contrairement à ce qu’exigerait la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses (paragraphe 44 ci-dessus).

77. L’intéressé allègue enfin que l’ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Premièrement, il n’aurait absolument pas été nécessaire dans une société démocratique de l’emprisonner et de le traiter comme un dangereux criminel alors qu’il n’était qu’un simple objecteur de conscience au casier judiciaire vierge désireux de vivre en paix avec ses voisins. Il aurait notamment fait l’objet de recherches confinant au harcèlement, aurait été ensuite arrêté et enfermé dans une cellule dépourvue de literie avec six autres individus emprisonnés pour des crimes divers, et aurait subi les insultes et les grossièretés des gardiens. Deuxièmement, il aurait été victime d’une peine et d’un traitement totalement disproportionnés sachant qu’il ne faisait qu’exercer son droit fondamental à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Troisièmement, son emprisonnement n’aurait pas été nécessaire puisque les autorités arméniennes auraient amnistié d’autres personnes se trouvant dans la même situation que lui. Enfin, la protection militaire du pays ne serait pas désorganisée ou affaiblie si les personnes telles que lui n’étaient pas punies. L’Arménie aurait en particulier disposé en 2007 de 125 000 conscrits incorporés et de 551 000 conscrits potentiels, tandis que 41 témoins de Jéhovah seulement auraient été en prison. De plus, depuis 2002, seuls trois individus adhérant à d’autres religions auraient décidé de devenir objecteurs de conscience. Des effectifs aussi négligeables ne risquaient pas, selon lui, d’avoir un impact négatif sur la capacité militaire de l’Arménie.

2. Le Gouvernement

a) Applicabilité de l’article 9

78. Le Gouvernement déclare que les droits garantis par la Convention et la Constitution arménienne, dont le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, doivent s’appliquer à toute personne de manière égale et sans discrimination. Citoyen arménien, le requérant serait donc tenu de par la Constitution d’effectuer son service militaire obligatoire quelles que soient ses convictions religieuses, et l’assujettissement à cette obligation ne pourrait passer pour une atteinte à ses droits. La loi ne prévoirait pas d’exempter les témoins de Jéhovah du service militaire. Aussi aurait-il été contraire au principe d’égalité et de non-discrimination d’accorder une exemption du service militaire obligatoire pour un motif non prévu par la loi.

79. Le Gouvernement admet que la Convention est un « instrument vivant ». Toutefois, la question de savoir si l’article 9 de la Convention est applicable en l’espèce appelle, d’après lui, un examen à la lumière de l’interprétation de la Convention qui prévalait au moment des faits. La condamnation du requérant dans les années 2001-2002 aurait été conforme à l’approche suivie à l’époque par la communauté internationale et aurait été régulière et justifiée au regard de la Convention telle qu’interprétée par la Commission et la Cour. En particulier, la Commission aurait dit dans les affaires Peters c. Pays-Bas (no 22793/93, décision de la Commission du 30 novembre 1974, non publiée) et Heudens c. Belgique (no 24630/94, décision de la Commission du 22 mai 1995, non publiée), qui sont les dernières dans lesquelles elle se soit prononcée sur la question, que le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion garanti par l’article 9 ne concernait pas l’exemption du service militaire obligatoire pour des motifs religieux ou politiques. Dans ses derniers arrêts en date, la Cour n’aurait même pas reconnu que l’article 9 était applicable, jugeant inutile de se pencher sur la question de l’applicabilité (voir, par exemple, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 43, CEDH 2000‑IV, et Ülke c. Turquie, no 39437/98, §§ 53-54, 24 janvier 2006). Les autorités arméniennes auraient donc agi de manière conforme aux exigences de la Convention. Eu égard à la jurisprudence établie en la matière, elles n’auraient pas pu prévoir la possibilité que la Cour procède à une nouvelle interprétation de l’article 9 et n’auraient donc pas pu mettre leurs actions en accord avec une éventuelle « nouvelle approche » à cet égard.

80. Le Gouvernement admet que la majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe ont adopté des lois instituant diverses formes de service de remplacement pour les objecteurs de conscience. Toutefois, on ne pourrait passer outre les dispositions de l’article 4 § 3 b), qui laisseraient clairement à chaque Partie contractante le choix de reconnaître ou non l’objection de conscience. Partant, on ne pourrait invoquer la circonstance que la majorité des Etats membres aient reconnu ce droit pour dire qu’une Partie contractante qui ne l’a pas fait méconnaît ses obligations tirées de la Convention. En bref, l’article 9 interprété à la lumière de l’article 4 § 3 b) ne garantirait pas le droit de refuser d’accomplir le service militaire pour des motifs de conscience, et il n’y aurait donc eu nulle ingérence dans l’exercice par le requérant des droits reconnus par l’article 9.

81. Le Gouvernement avance en outre qu’il existe actuellement en Arménie une soixantaine d’organisations religieuses enregistrées, dont les témoins de Jéhovah, neuf branches d’organisations religieuses et une agence. Il argue que si chacune d’elles devait déclarer le service militaire contraire à ses convictions religieuses, alors non seulement les témoins de Jéhovah mais aussi les membres d’autres organisations religieuses seraient en mesure de refuser de remplir leur obligation de défendre la patrie. De plus, les membres des témoins de Jéhovah ou de toute autre organisation religieuse pourraient de la même manière déclarer, par exemple, que le paiement d’impôts et taxes est contraire à leurs convictions religieuses, auquel cas l’Etat serait obligé de ne pas les condamner car une telle condamnation pourrait être jugée emporter violation de l’article 9. Pareille approche ne serait pas acceptable, considérant qu’une personne pourrait s’affilier à telle ou telle organisation religieuse afin de se soustraire à ses obligations envers l’Etat.

82. Enfin, pour ce qui est des engagements pris par l’Arménie lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, le Gouvernement indique qu’une loi sur le service de remplacement a été adoptée le 17 décembre 2003. Les autorités auraient ainsi reconnu la possibilité d’exempter des jeunes gens du service militaire pour des motifs religieux, tandis que les objecteurs de conscience bénéficieraient d’une solution de remplacement pour remplir leur obligation constitutionnelle. Désormais, les objecteurs de conscience seraient donc condamnés uniquement s’ils refusent aussi d’effectuer un service de remplacement. Quant à l’obligation d’amnistier tous les objecteurs de conscience frappés d’une peine d’emprisonnement, le Gouvernement insiste sur le fait que les autorités l’ont respectée en exemptant le requérant de la peine qui lui avait été infligée. En effet, celui‑ci aurait été libéré six mois après la décision de la Cour de cassation, alors qu’il avait été condamné à une peine de deux ans et six mois d’emprisonnement.

b) Observation de l’article 9

83. D’après le Gouvernement, à supposer qu’il y ait eu une ingérence dans l’exercice par le requérant des droits garantis par l’article 9, celle-ci était justifiée. Premièrement, en effet, cette ingérence aurait été prévue par la loi : l’obligation pour tout citoyen arménien âgé de dix-huit à vingt-sept ans et physiquement apte de servir dans l’armée arménienne, quelles que soient ses convictions religieuses, aurait figuré à l’article 47 de la Constitution et dans les articles 3 et 11 de la loi sur les obligations militaires. De plus, l’article 75 du code pénal aurait prescrit une sanction en cas de soustraction aux obligations militaires. Ces dispositions juridiques auraient été à la fois accessibles et suffisamment précises. En outre, à l’époque des faits, le droit à l’objection de conscience n’aurait pas été reconnu par la législation arménienne.

84. Deuxièmement, l’ingérence aurait été nécessaire dans une société démocratique. L’un des principes fondamentaux de toute société démocratique serait que tous les citoyens, sans discrimination d’aucune sorte, bénéficient de tous les droits et libertés contenus dans la Constitution et les lois et soient assujettis aux obligations figurant dans ces textes. Dès lors, pour le Gouvernement, si les autorités autorisaient la soixantaine d’organisations religieuses évoquées ci-dessus à interpréter et appliquer la loi en vigueur à l’époque en fonction de leurs convictions religieuses respectives, cela emporterait immanquablement de très graves conséquences pour l’ordre public. Dans ces conditions, la principale tâche des autorités serait de veiller à une égale application de la loi à tous les citoyens arméniens indépendamment de leur religion, ce qui ne pourrait être assimilé à une ingérence contraire à la Convention.

3. Les tiers intervenants

a) Observations soumises conjointement par Amnesty International, Conscience and Peace Tax International, Friends World Committee for Consultation (Quakers), la Commission internationale de juristes et l’Internationale des résistants à la guerre (War Resisters’ International)

85. Les organisations intervenantes fournissent un tableau général du mouvement progressif de reconnaissance du droit à l’objection de conscience aux niveaux international et régional. Sur le plan international, elles se concentrent en particulier sur l’évolution de la jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations unies et sur son interprétation des dispositions du PIDCP correspondant à celles de la Convention, notamment dans son observation générale no 22 et dans les affaires Yeo‑Bum Yoon et Myung-Jin Choi (paragraphes 62-64 ci-dessus). Elles évoquent également l’évolution suivie par d’autres organes des Nations unies comme la Commission des droits de l’homme et le Groupe de travail sur la détention arbitraire (paragraphes 58 et 65 ci-dessus).

86. Sur le plan régional, ces organisations mentionnent en particulier l’évolution opérée au sein des institutions du Conseil de l’Europe, notamment les recommandations appelant à reconnaître et mieux protéger le droit à l’objection de conscience (paragraphes 51-55 ci-dessus). Elles indiquent aussi que le droit à l’objection de conscience est désormais explicitement reconnu par l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et par l’article 12 de la Convention ibéro-américaine sur les droits des jeunes (paragraphes 57 et 69 ci-dessus) et, enfin, que la Commission interaméricaine des droits de l’homme a approuvé en 2005 un règlement amiable conclu entre un requérant et l’Etat bolivien et a, à cette occasion, reconnu le caractère évolutif du droit à l’objection de conscience, s’appuyant à cet égard explicitement sur l’observation générale no 22 du Comité des droits de l’homme (paragraphe 68 ci-dessus).

87. Les organisations intervenantes indiquent par ailleurs que l’article 9 § 2 de la Convention n’autorise pas à restreindre la liberté de toute personne de manifester sa religion ou ses convictions pour des motifs de sécurité nationale. Elles soulignent que, dans les affaires Yeo-Bum Yoon et Myung-Jin Choi précitées, le Comité des droits de l’homme, après avoir constaté l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant des droits garantis par l’article 18 du PIDCP, a conclu que l’ingérence n’était pas nécessaire et qu’il y avait eu violation de cette disposition.

88. Elles soutiennent que, eu égard à la reconnaissance quasi universelle au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe du droit à l’objection de conscience et aux constatations précitées du Comité des droits de l’homme, le manquement d’un Etat à prendre des dispositions pour tenir compte de l’objection de conscience au service militaire constitue une ingérence injustifiable sous l’angle de l’article 9 § 2. Enfin, s’appuyant sur les opinions dissidentes jointes aux arrêts Tsirlis et Kouloumpas c. Grèce (29 mai 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III) et Thlimmenos (précité), elles déclarent que même l’approche de la Commission européenne sur la question litigieuse a évolué au fil des ans. En bref, tous les éléments qui précèdent plaident selon elles pour la protection du droit à l’objection de conscience au titre de l’article 9 de la Convention.

b) L’Association européenne des chrétiens témoins de Jéhovah

89. Cette association déclare que les témoins de Jéhovah constituent une confession chrétienne connue qui se caractérise par un attachement profond à des principes moraux rigoureux et prône le refus de prendre les armes contre d’autres êtres humains. Elle ajoute que les témoins de Jéhovah acceptent normalement d’effectuer un service national de remplacement à condition qu’il ne viole pas ces valeurs fondamentales, ce qui serait notamment le cas s’il était géré par les autorités militaires ou visait à la réalisation d’activités ou d’objectifs militaires. Les témoins de Jéhovah auraient dans le passé fait l’objet de divers types de sanctions en raison de leur objection de conscience au service militaire, particulièrement en temps de guerre. Toutefois, l’évolution intervenue après la guerre dans de nombreux pays européens aurait conduit à la mise en place progressive de formes de service civil de remplacement et aurait finalement débouché sur la suppression du service national obligatoire.

90. L’association intervenante soutient en outre qu’il n’est pas possible en Arménie d’effectuer un véritable service civil de remplacement exempt de tout contrôle militaire, raison pour laquelle les jeunes témoins de Jéhovah continueraient de s’opposer au service de remplacement proposé et à être emprisonnés. Entre 2002 et 2010, 273 personnes auraient été condamnées et, à l’heure actuelle, 72 personnes purgeraient des peines de vingt-quatre à trente-six mois d’emprisonnement. Ces personnes subiraient aussi d’autres formes de harcèlement : elles se verraient par exemple refuser la délivrance d’un passeport, les mettant ainsi dans l’impossibilité d’obtenir un emploi, d’ouvrir un compte en banque ou même de se marier.

91. Pour conclure, l’association appelle la Grande Chambre à appliquer la théorie de l’instrument vivant et à mettre la jurisprudence de la Cour en conformité avec les conditions actuelles. Elle considère que les impératifs de la défense des Etats membres ne s’imposent plus aujourd’hui avec la même force qu’à l’époque où les premières décisions ont été rendues en la matière, et que les Etats membres peuvent répondre à la nécessité d’organiser leur service national sans méconnaître les droits garantis par l’article 9 de la Convention.

C. Appréciation de la Cour

1. Applicabilité de l’article 9

92. Le Gouvernement, se fondant sur la jurisprudence de la Commission, conteste que l’article 9 soit applicable en l’espèce, tandis que le requérant et les tiers intervenants considèrent que cette jurisprudence est obsolète et demandent sa mise en conformité avec les conditions actuelles.

a) Récapitulatif de la jurisprudence pertinente

93. La Cour note que c’est dans l’affaire Grandrath c. République fédérale d’Allemagne (no 2299/64, rapport de la Commission du 12 décembre 1966, Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, volume 10, pp. 626-695), qui concernait un témoin de Jéhovah ayant cherché à se faire exempter non seulement du service militaire mais aussi du service civil de remplacement, que la Commission européenne des droits de l’homme exprima pour la première fois sa position sur la question du droit à l’objection de conscience. Dans cette affaire, le requérant se plaignait d’une violation de l’article 9 de la Convention au motif que les autorités lui avaient imposé une forme de service contraire à sa conscience et à sa religion et l’avaient puni pour avoir refusé d’effectuer un tel service. La Commission observa d’emblée que, si l’article 9 garantissait le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion en général, l’article 4 de la Convention contenait une disposition qui portait expressément sur la question du service exigé à la place du service militaire obligatoire dans le cas des objecteurs de conscience. Elle conclut que, l’article 4 reconnaissant explicitement qu’un service civil pouvait être imposé aux objecteurs de conscience à la place du service militaire, la Convention ne permettait pas d’exempter d’un tel service les personnes éprouvant des objections de conscience. La Commission jugea superflu de se pencher sur l’interprétation des termes « liberté de conscience et de religion » utilisés à l’article 9 et conclut à la non-violation de cette disposition prise séparément.

94. De même, dans l’affaire X. c. Autriche (no 5591/72, décision de la Commission du 2 avril 1973, Recueil 43, p. 161), la Commission déclara que, pour interpréter l’article 9 de la Convention, elle avait aussi tenu compte du texte de l’article 4 § 3 b) de la Convention, aux termes duquel n’était pas considéré comme travail forcé ou obligatoire « tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de conscience dans les pays où l’objection de conscience [était] reconnue comme légitime, un autre service à la place du service militaire obligatoire ». La Commission considéra que, comme cette disposition incluait les termes « dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime », les Hautes Parties contractantes avaient le choix de reconnaître ou non l’objection de conscience et, si elles la reconnaissaient, de prévoir une forme de service de remplacement. C’est pourquoi la Commission jugea que l’article 9, interprété à la lumière de l’article 4 § 3 b), n’imposait pas aux Etats l’obligation de reconnaître l’objection de conscience ni, en conséquence, de prendre des dispositions spéciales pour permettre aux objecteurs de conscience d’exercer leur droit à la liberté de conscience et de religion pour autant que celui-ci avait une incidence sur l’accomplissement par eux du service militaire obligatoire. Partant, la Commission estima que ces articles n’empêchaient pas un Etat n’ayant pas reconnu l’objection de conscience de sanctionner les personnes qui refusaient d’effectuer leur service militaire

95. Par la suite, la Commission confirma cette approche dans l’affaire X. c. République fédérale d’Allemagne, qui concernait l’objection de conscience élevée par le requérant contre l’accomplissement du service civil de remplacement (no 7705/76, décision de la Commission du 5 juillet 1977, Décisions et Rapports (DR) 9, p. 196). Dans l’affaire Un groupe d’objecteurs de conscience c. Danemark (no 7565/76, décision de la Commission du 7 mars 1977, DR 9, p. 119), la Commission réaffirma que le droit à l’objection de conscience ne figurait pas au nombre des droits et libertés garantis par la Convention. Dans l’affaire A. c. Suisse (no 10640/83, décision de la Commission du 9 mai 1984, DR 38, p. 219), elle réitéra sa position et ajouta que ni la peine infligée au requérant pour refus d’accomplir le service militaire ni le fait que la condamnation pénale n’eût pas été assortie du sursis ne pouvaient constituer une violation de l’article 9.

96. La Commission confirma à plusieurs reprises par la suite le constat selon lequel la Convention en tant que telle ne garantissait pas le droit à l’objection de conscience (N. c. Suède, no 10410/83, décision de la Commission du 11 octobre 1984, DR 40, p. 208 ; voir aussi, mutatis mutandis, Autio c. Finlande, no 17086/90, décision de la Commission du 6 décembre 1991, DR 72, p. 251, et Peters et Heudens, déc. précitées). Dans ces affaires, néanmoins, la Commission reconnut que, en dépit des principes précités, les faits relevaient du champ d’application de l’article 9 et qu’il y avait donc lieu d’examiner les allégations de discrimination formulées par les requérants sous l’angle de l’article 14 de la Convention.

97. La Cour a eu à connaître de la question de la condamnation d’objecteurs de conscience dans deux affaires. Dans les deux cas, toutefois, elle a jugé qu’il n’y avait pas lieu qu’elle se penche sur la question de l’applicabilité de l’article 9 et a décidé d’examiner les griefs sous l’angle d’autres dispositions de la Convention, à savoir les articles 14 et 3 respectivement (Thlimmenos, précité, §§ 43 et 53, et Ülke, précité, §§ 53-54 et 63-64).

b) Sur la nécessité éventuelle de modifier la jurisprudence

98. Il est certes dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité du droit et de l’égalité devant la loi que la Cour ne s’écarte pas sans motif valable de ses précédents ; toutefois, l’abandon par elle d’une approche dynamique et évolutive risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 56, CEDH 2007‑IV, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 81, CEDH 2009‑...). Il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les droits pratiques et effectifs, et non théoriques et illusoires (Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002 IV, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 74, CEDH 2002‑VI).

99. La Cour observe qu’elle n’a jamais, avant la présente affaire, statué sur la question de l’applicabilité de l’article 9 aux objecteurs de conscience, contrairement à la Commission, qui s’était prononcée pour la non‑applicabilité de cette disposition à ces personnes. La Commission était parvenue à cette conclusion après avoir établi un lien entre l’article 9 et l’article 4 § 3 b) de la Convention, considérant que ce dernier laissait aux Parties contractantes le choix de reconnaître ou non le droit à l’objection de conscience. La Commission avait donc estimé que les objecteurs de conscience étaient exclus de la protection de l’article 9, lequel ne pouvait être interprété comme garantissant le droit de ne pas être poursuivi pour un refus de servir dans l’armée.

100. La Cour n’est toutefois pas convaincue que cette interprétation de l’article 4 § 3 b) reflète véritablement le but et le sens de la disposition en cause. Elle note que l’article 4 § 3 b) précise que n’est pas considéré comme « travail forcé ou obligatoire » – interdit par l’article 4 § 2 – « tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de conscience dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime, un autre service à la place du service militaire obligatoire ». Elle relève par ailleurs à cet égard que les Travaux préparatoires de l’article 4 indiquent au paragraphe 23 : « [l]’alinéa [b)] relatif aux objecteurs de conscience a pour objet de préciser que tout service national exigé des objecteurs de conscience en vertu de la loi est exclu de la définition du travail forcé ou obligatoire. Comme beaucoup de pays n’admettent pas l’objection de conscience, on a ajouté les mots « dans les pays où l’objection de conscience est admise » ». Pour la Cour, les Travaux préparatoires confirment que l’alinéa b) de l’article 4 § 3 a pour seul but de préciser la notion de « travail forcé ou obligatoire ». Cette clause en soi ne reconnaît ni n’exclut le droit à l’objection de conscience ; elle ne saurait donc servir à délimiter les droits garantis par l’article 9.

101. Par ailleurs, l’interprétation restrictive de l’article 9 retenue par la Commission reflète les opinions qui prévalaient à l’époque. Or de nombreuses années se sont écoulées depuis que la Commission a exposé pour la première fois son raisonnement excluant le droit à l’objection de conscience du champ d’application de l’article 9 dans le cadre des affaires Grandrath c. République fédérale d’Allemagne et X. c. Autriche. Même si la Commission a confirmé ce raisonnement à plusieurs reprises par la suite, sa dernière décision en la matière remonte à 1995. Des changements importants se sont produits depuis lors, tant dans les systèmes juridiques des Etats membres du Conseil de l’Europe que sur le plan international.

102. La Cour rappelle à cet égard que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 70, CEDH 2001‑VI, et Christine Goodwin, précité, § 75). La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Stafford, précité, § 68, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 104, CEDH 2009‑...). Par ailleurs, quand elle définit le sens des termes et des notions figurant dans le texte de la Convention, la Cour peut et doit tenir compte des éléments de droit international autres que la Convention et des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents. Le consensus qui se dégage des instruments internationaux spécialisés peut constituer un facteur pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 85, 12 novembre 2008).

103. La Cour note qu’à la fin des années 1980 et dans les années 1990, il s’est produit au sein des pays européens, tant dans ceux qui étaient déjà membres du Conseil de l’Europe que dans ceux qui allaient y adhérer plus tard, un net mouvement de reconnaissance du droit à l’objection de conscience (paragraphe 47 ci-dessus). En tout, dix-neuf des Etats qui n’avaient pas encore reconnu ce droit l’ont introduit dans leur ordre juridique interne à peu près à l’époque des dernières décisions de la Commission en la matière. Dès lors, au moment où a eu lieu l’ingérence alléguée dans l’exercice par le requérant des droits garantis par l’article 9, à savoir en 2002-2003, seuls quatre Etats membres, en dehors de l’Arménie, ne prévoyaient pas la possibilité de demander le statut d’objecteur de conscience, dont trois avaient déjà inséré ce droit dans leur Constitution mais sans avoir encore adopté les décrets d’application correspondants (paragraphe 48 ci-dessus). Ainsi, il existait déjà à l’époque des faits un quasi-consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe puisque l’immense majorité d’entre eux avait déjà introduit le droit à l’objection de conscience dans leur législation et leur pratique.

104. De plus, la Cour note que, postérieurement aux faits de la cause, deux autres Etats ont adopté des lois mettant complètement en œuvre le droit à l’objection de conscience. Il ne reste donc plus que deux Etats membres, l’Azerbaïdjan et la Turquie, à ne pas avoir pris une telle mesure. La Cour relève par ailleurs que l’Arménie elle-même a reconnu ce droit après que le requérant fut sorti de prison et eut introduit la requête à l’origine de la présente affaire.

105. La Cour attire également l’attention sur les évolutions non moins importantes qui sont intervenues dans différentes enceintes internationales s’agissant de la reconnaissance du droit à l’objection de conscience. La plus notable est l’interprétation qu’a livrée le Comité des droits de l’homme des Nations unies des articles 8 et 18 du PIDCP, qui forment le pendant des articles 4 et 9 de la Convention. A l’origine, le Comité des droits de l’homme avait défendu la même position que la Commission européenne en excluant le droit à l’objection de conscience du champ d’application de l’article 18 du PIDCP. Toutefois, dans son observation générale no 22 adoptée en 1993, il est revenu sur cette position initiale en considérant qu’un droit à l’objection de conscience pouvait être déduit de l’article 18 du PIDCP dans la mesure où l’obligation d’employer la force au prix de vies humaines pouvait susciter un grave conflit avec la liberté de conscience d’une personne et son droit de manifester sa religion ou ses convictions. En 2006, le Comité a explicitement refusé d’appliquer l’article 8 du PIDCP dans deux affaires dirigées contre la Corée du Sud par des objecteurs de conscience, et a examiné leurs griefs sous le seul angle de l’article 18 du PIDCP, pour conclure à la violation de cette disposition à raison de la condamnation des requérants au motif qu’ils avaient refusé de servir dans l’armée pour des raisons de conscience (paragraphes 59-64 ci-dessus).

106. Pour ce qui est de l’Europe, il convient de mentionner la proclamation en 2000 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, entrée en vigueur en 2009. Alors que l’article 10 de la Charte reprend quasiment mot pour mot en son premier paragraphe le libellé de l’article 9 § 1 de la Convention, son second paragraphe énonce expressément que « [l]e droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice » (paragraphe 57 ci-dessus). Une adjonction aussi claire ne peut être qu’intentionnelle (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin, précité, § 100, et Scoppola, précité, § 105) et reflète la reconnaissance unanime du droit à l’objection de conscience par les Etats membres de l’Union européenne, ainsi que le poids qui est accordé à ce droit dans la société européenne moderne.

107. Au sein du Conseil de l’Europe, tant l’Assemblée parlementaire que le Comité des Ministres ont également appelé à plusieurs reprises les Etats membres ne l’ayant pas encore fait à reconnaître le droit à l’objection de conscience (paragraphes 51-55 ci-dessus). De plus, la reconnaissance du droit à l’objection de conscience est devenue une condition préalable à l’adhésion de nouveaux membres à l’organisation (voir, par exemple, le paragraphe 50 ci-dessus). En 2001, après avoir réitéré ses appels précédents, l’Assemblée parlementaire a expressément déclaré que le droit à l’objection de conscience était une composante fondamentale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion garanti par la Convention (paragraphe 52 ci-dessus). En 2010, le Comité des Ministres, s’appuyant sur l’évolution de la jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations unies et sur les dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, a aussi confirmé cette interprétation de la notion de liberté de conscience et de religion consacrée par l’article 9 de la Convention, et a recommandé aux Etats membres de garantir aux appelés le droit de bénéficier du statut d’objecteur de conscience (paragraphe 55 ci‑dessus).

108. La Cour conclut donc que, depuis l’adoption par la Commission de la décision Grandrath c. République fédérale d’Allemagne et des décisions ultérieures qui s’en inspiraient, le droit interne de l’immense majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe et les instruments internationaux pertinents ont évolué, au point qu’il existait déjà à l’époque des faits un consensus quasi général sur la question en Europe et au-delà. Eu égard à cette évolution, on ne peut dire qu’il n’était pas possible de prévoir que la manière dont l’article 9 avait jusque-là été interprété serait modifiée relativement à des événements survenus en 2002-2003, d’autant que l’Arménie était elle-même partie au PIDCP et qu’elle s’était en outre engagée lors de son adhésion au Conseil de l’Europe à introduire une loi reconnaissant le droit à l’objection de conscience.

109. Dès lors, compte tenu de ce qui précède et conformément à la théorie de l’« instrument vivant », la Cour considère qu’il n’est pas possible de confirmer la jurisprudence établie par la Commission et qu’il ne faut plus interpréter l’article 9 à la lumière de l’article 4 § 3 b). Partant, elle entend examiner le grief du requérant sous le seul angle de l’article 9 de la Convention.

110. A cet égard, la Cour relève que l’article 9 ne mentionne pas expressément le droit à l’objection de conscience. Elle considère toutefois que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 (voir, mutatis mutandis, Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, 25 février 1982, § 36, série A no 48, et, a contrario, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 82, CEDH 2002‑III). Quant à savoir si et dans quelle mesure l’objection au service militaire relève de cette disposition, la question doit être tranchée en fonction des circonstances propres à chaque affaire.

111. Le requérant en l’espèce fait partie des témoins de Jéhovah, groupe religieux dont les croyances comportent la conviction qu’il y a lieu de s’opposer au service militaire, indépendamment de la nécessité de porter les armes. Par conséquent, la Cour n’a aucune raison de douter que l’objection du requérant au service militaire fût motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation d’effectuer le service militaire. C’est pourquoi, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 81 ci-dessus), il faut distinguer la situation du requérant de celle d’une personne qui se trouverait face à une obligation n’ayant en soi aucune incidence sur le plan de la conscience, comme l’obligation générale de payer des impôts (C. c. Royaume-Uni, no 10358/83, décision de la Commission du 15 décembre 1983, DR 37, p. 148). Partant, l’article 9 trouve à s’appliquer en l’espèce.

2. Observation de l’article 9

a) Existence d’une ingérence

112. La Cour voit dans le fait que le requérant n’a pas répondu à la convocation au service militaire une manifestation de ses convictions religieuses. La condamnation de l’intéressé pour s’être soustrait à ses obligations militaires s’analyse donc en une ingérence dans l’exercice par lui de sa liberté de manifester sa religion telle que garantie par l’article 9 § 1. Pareille ingérence enfreint l’article 9 sauf si elle est « prévue par la loi », tournée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire dans une société démocratique » (voir, entre autres, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999‑I).

b) Justification de l’ingérence

i. Prévue par la loi

113. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, les mots « prévue par la loi » veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite (voir, entre autres, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004‑I).

114. La Cour observe que le requérant a été condamné sur le fondement de l’article 75 du code pénal, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, qui sanctionnait la soustraction aux obligations militaires. Elle note aussi que, au moment de la condamnation de l’intéressé, il n’existait pas de loi sur le service de remplacement et que tous les citoyens de sexe masculin âgés de 18 à 27 ans, sauf ceux jugés physiquement inaptes, étaient tenus d’effectuer leur service militaire en vertu de la Constitution arménienne et de la loi sur les obligations militaires. La Cour considère que ces dispositions, qui, nul ne le conteste, étaient accessibles, étaient rédigées en des termes suffisamment clairs.

115. Certes, il semble y avoir un écart entre les dispositions du droit interne précitées et l’engagement, pris par les autorités arméniennes lors de leur adhésion au Conseil de l’Europe, d’adopter une loi instituant un service de remplacement dans les trois ans à compter de leur adhésion et, dans l’intervalle, d’amnistier tous les objecteurs de conscience condamnés à des peines d’emprisonnement et de leur permettre d’effectuer un service civil de remplacement une fois la loi entrée en vigueur (paragraphe 50 ci-dessus). Toutefois, la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire de résoudre la contradiction apparente entre le droit interne et l’engagement international de l’Arménie. Elle ne juge pas non plus nécessaire, dans les circonstances de l’espèce, de statuer sur le non-respect allégué des dispositions du PIDCP par les autorités (paragraphe 59 ci-dessus).

116. Dès lors, aux fins de la présente affaire et eu égard à ses conclusions quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphes 124 à 128 ci‑dessous), la Cour préfère ne pas se prononcer sur la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi.

ii. But légitime

117. Le Gouvernement invoque la nécessité de protéger l’ordre public et, implicitement, les droits d’autrui. La Cour juge toutefois cet argument peu convaincant dans les circonstances de l’espèce, eu égard notamment au fait qu’à l’époque où le requérant a été condamné, les autorités arméniennes s’étaient déjà engagées à instituer un service civil de remplacement et, implicitement, à s’abstenir de prononcer de nouvelles condamnations contre des objecteurs de conscience (paragraphe 127 ci-dessous). Cela étant, elle considère qu’il n’y a pas lieu de trancher la question de savoir si les buts avancés par le Gouvernement sont légitimes aux fins de l’article 9 § 2 car, même à supposer qu’ils le soient, l’ingérence en question était en tout état de cause incompatible avec cette disposition pour les motifs exposés ci‑après.

iii. Nécessaire dans une société démocratique

118. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société. Cette liberté suppose, entre autres, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou non (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260‑A, Buscarini et autres, précité, § 34, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 104, CEDH 2005‑XI).

119. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 60, CEDH 2000‑XI, et Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 114, CEDH 2001‑XII).

120. La Cour a souvent mis l’accent sur le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des divers cultes, religions et croyances, et indiqué que ce rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Le devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de l’Etat quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci (Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil 1996‑IV, et Hassan et Tchaouch, précité, § 78).

121. Selon sa jurisprudence constante, la Cour reconnaît aux Etats parties à la Convention une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (Manoussakis et autres, précité, § 44, Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 119, et Leyla Şahin, précité, § 110).

122. Pour délimiter l’ampleur de la marge d’appréciation en l’espèce, la Cour doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la nécessité de maintenir un véritable pluralisme religieux, vital pour la survie d’une société démocratique (Manoussakis et autres, précité, § 44, et Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 119). La Cour peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des Etats parties à la Convention (voir, mutatis mutandis, X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 44, Recueil 1997‑II, et Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007-XIII).

123. La Cour a déjà indiqué plus haut que la quasi-totalité des Etats membres du Conseil de l’Europe qui ont connu ou connaissent encore un service militaire obligatoire ont mis en place des formes de service de remplacement afin d’offrir une solution en cas de conflit entre la conscience individuelle et les obligations militaires. Dès lors, un Etat qui n’a pas encore pris de mesure en ce sens ne dispose que d’une marge d’appréciation limitée et doit présenter des raisons convaincantes et impérieuses pour justifier quelque ingérence que ce soit. En particulier, il doit faire la preuve que l’ingérence répond à un « besoin social impérieux » (Manoussakis et autres, précité, § 44, Serif c. Grèce, no 38178/97, § 49, CEDH 1999‑IX, Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 119, Agga c. Grèce (no 2), nos 50776/99 et 52912/99, § 56, 17 octobre 2002, et Branche de Moscou de l’Armée du salut c. Russie, no 72881/01, § 62, CEDH 2006‑XI).

124. La Cour ne peut négliger le fait qu’en l’espèce, le requérant, témoin de Jéhovah, a demandé à être exempté du service militaire non par intérêt personnel ou par convenance personnelle mais en raison de convictions religieuses sincères. Etant donné qu’il n’existait pas à l’époque de service civil de remplacement en Arménie, l’intéressé n’avait pas d’autre possibilité que de refuser d’être enrôlé dans l’armée s’il voulait rester fidèle à ses convictions, s’exposant ainsi à des sanctions pénales. Ainsi, le système en vigueur à l’époque des faits imposait aux citoyens une obligation susceptible d’engendrer de graves conséquences pour les objecteurs de conscience ; il n’autorisait aucune exemption pour des raisons de conscience et sanctionnait pénalement les personnes qui, comme le requérant, refusaient d’effectuer leur service militaire. La Cour considère qu’un tel système ne ménageait pas un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui du requérant. C’est pourquoi elle juge que la peine infligée au requérant, alors que rien n’était prévu pour tenir compte des exigences de sa conscience et de ses convictions, ne peut passer pour une mesure nécessaire dans une société démocratique, ce d’autant moins qu’il existait des solutions de remplacement viables et effectives propres à ménager les intérêts concurrents en présence, ainsi qu’en témoignent les pratiques suivies dans l’immense majorité des Etats européens.

125. La Cour reconnaît que tout système de service militaire obligatoire impose aux citoyens une lourde charge. Celle-ci peut être acceptée si elle est partagée équitablement entre tous et si toute dispense de l’obligation d’accomplir le service se fonde sur des raisons solides et convaincantes (Autio, déc. précitée). Elle a conclu ci-dessus que le requérant avait des motifs solides et convaincants justifiant son exemption du service militaire (paragraphe 111 ci-dessus). Elle note en outre que l’intéressé n’a jamais refusé d’accomplir ses obligations civiques en général. Bien au contraire, il a explicitement demandé aux autorités de lui donner la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement. Il était donc disposé, pour des raisons convaincantes, à partager sur un pied d’égalité avec ses compatriotes accomplissant leur service militaire obligatoire la charge pesant sur les citoyens. La possibilité d’effectuer un service de remplacement n’étant pas prévue, il a dû à la place purger une peine d’emprisonnement.

126. La Cour rappelle en outre que pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (Leyla Şahin, précité, § 108). Ainsi, une situation où l’Etat respecte les convictions d’un groupe religieux minoritaire, comme celui auquel appartient le requérant, en donnant à ses membres la possibilité de servir la société conformément aux exigences de leur conscience, bien loin de créer des inégalités injustes ou une discrimination comme le soutient le Gouvernement, est plutôt de nature à assurer le pluralisme dans la cohésion et la stabilité et à promouvoir l’harmonie religieuse et la tolérance au sein de la société.

127. Enfin, la Cour fait observer que le requérant a été poursuivi et condamné à une époque où les autorités arméniennes s’étaient déjà officiellement engagées, lors de leur adhésion au Conseil de l’Europe, à instituer un service de remplacement dans un certain délai (paragraphe 50 ci-dessus). De plus, même si l’engagement de ne pas condamner les objecteurs de conscience pendant ce délai n’est pas expressément énoncé dans l’avis no 221 de l’Assemblée parlementaire, on peut considérer qu’il découle implicitement de la phrase suivante de cet avis : « (...) entre-temps, à amnistier les objecteurs de conscience purgeant actuellement des peines de prison (...) en les autorisant (une fois la loi sur le service de remplacement entrée en vigueur) à faire (...) un service civil de remplacement ». Pareil engagement des autorités arméniennes témoigne d’une reconnaissance de leur part de ce que la liberté de conscience peut s’exprimer par le biais d’un refus du service militaire et qu’il est nécessaire de traiter la question en mettant en place des mesures de remplacement au lieu de sanctionner pénalement les objecteurs de conscience. Dès lors, la condamnation du requérant pour avoir formulé une objection de conscience était directement en conflit avec la politique officielle de réforme et d’amendements législatifs que l’Arménie menait à l’époque des faits, conformément à ses engagements internationaux, et ne saurait dans ces conditions passer pour avoir été motivée par un besoin social impérieux. Cela est d’autant plus vrai si l’on considère que la loi sur le service de remplacement a été adoptée moins d’un an après la condamnation définitive du requérant. La circonstance que celui-ci a par la suite été libéré sous conditions ne change rien à la situation. L’adoption de la nouvelle loi n’a pas non plus eu d’incidence sur l’affaire de l’intéressé.

128. Pour toutes les raisons qui précèdent, la Cour considère que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 9 de la Convention. Dès lors, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

129. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

130. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) pour dommage moral.

131. Le Gouvernement trouve cette somme excessive. Il considère de surcroît que le requérant n’a pas prouvé avoir réellement subi un dommage moral. En tout état de cause, un constat de violation constituerait selon lui une satisfaction équitable suffisante.

132. La Cour estime que le requérant a incontestablement subi un dommage moral du fait de sa condamnation et de sa détention pour avoir refusé de servir dans l’armée pour des raisons de conscience. Statuant en équité, elle alloue à l’intéressé 10 000 EUR de ce chef.

B. Frais et dépens

133. Le requérant sollicite au total 17 500 EUR pour frais et dépens ; cette somme représente les frais de justice afférents aux différentes procédures, à savoir 3 000 EUR pour la procédure interne, 11 500 EUR pour la procédure devant la chambre et 3 000 EUR pour la procédure devant la Grande Chambre, y compris les frais concernant la participation à l’audience devant celle-ci. Le requérant fournit les factures de trois avocats, l’un arménien et deux non arméniens, où figurent les sommes forfaitaires à payer pour chaque partie du travail effectué jusqu’à l’adoption d’une décision définitive en l’espèce.

134. Le Gouvernement soutient que le requérant peut seulement réclamer le remboursement des frais et dépens relatifs à ses griefs tirés de l’article 9, étant donné que ses griefs présentés sous l’angle d’autres articles de la Convention ont été déclarés irrecevables. Quoi qu’il en soit, la demande de frais et dépens ne serait pas dûment étayée par des documents, et l’intéressé n’aurait pas prouvé que ces frais ont été réellement engagés. Les factures soumises par le requérant ne sauraient passer pour une preuve de paiement ni pour un accord entre lui et ses avocats en vue d’un paiement à une date ultérieure. En outre, il serait inacceptable de réclamer le remboursement de frais à venir, comme ceux relatifs à l’audience. Du reste, les honoraires d’avocat seraient exagérés, exorbitants et déraisonnables, et le requérant aurait employé un nombre trop élevé d’avocats, ce qui aurait aussi entraîné une certaine redondance du travail. Enfin, les deux avocats étrangers résideraient au Canada et ne rempliraient donc pas les conditions nécessaires pour représenter le requérant.

135. La Cour rappelle que les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002). En l’espèce, la requête initialement adressée par l’intéressé à la Cour comportait de nombreux griefs tirés de l’article 5 §§1, 3 et 5, de l’article 6 et de l’article 14 de la Convention, qui tous ont été déclarés irrecevables. C’est pourquoi la Cour ne peut accueillir la demande dans son intégralité et doit appliquer une réduction. Contrairement au Gouvernement, cependant, elle ne pense pas que les demandes du requérant ne soient pas dûment documentées ou que les honoraires soient exagérés ou déraisonnables. Elle ne souscrit pas non plus à l’argument avancé par le Gouvernement au sujet des deux avocats étrangers, car ceux-ci ont tous deux été autorisés à représenter le requérant devant la Cour. Se livrant à sa propre appréciation sur la base des informations dont elle dispose, la Cour alloue au requérant 10 000 EUR pour frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

136. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;

2. Dit, par seize voix contre une,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en drams arméniens au taux applicable à la date du règlement :

i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

3. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 7 juillet 2011.

Vincent Berger

Jurisconsulte

Jean-Paul Costa

Président