TA Lille, 1er juillet 2003
Administration pénitentiaire - Distribution de revues - Rapport parlementaire - Secte

- Modifié le 30 octobre 2013

Tribunal administratif de Lille

1er juillet 2003

N° 00-1519

Vu la requête, enregistrée le 21 mars 2000, sous le n° 00-1519, au greffe du tribunal, présentée pour M. René S., demeurant [...] ; par Me Berton, avocat ; M. S. demande que le Tribunal

 annule les décisions en date des 15 novembre 1999 et 8 février 2000 par lesquelles le directeur du centre de détention de Bapaume et le directeur régional de l’administration pénitentiaire ont refusé de distribuer aux détenus qui y étaient abonnés les revues « la tour de garde » « et « réveillez-vous » ;

 condamne l’Etat à lui verser la somme de 10 000 F ou 1 524,49 euros au titre des frais irrépétibles ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de procédure pénale ;

Vu la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;

Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 3 juin 2003 où siégeaient M. Mulsant, président, Mme Delorme et M. Fournalès, conseillers ;

 le rapport de M. Mulsant, président rapporteur ;

 les observations de Me Théry, substituant Me Berton, avocat de M. S.,

 et les conclusions de Mme Eliot, commissaire du gouvernement ;

Sur les fins de non recevoir opposées par le ministre de la justice

Considérant que divers détenus du centre de détention de Bapaume étant abonnés aux revues « la tour de garde » et « réveillez-vous » éditées par les témoins de Jéhovah, le directeur du centre de détention a retourné au distributeurs les numéros du mois d’octobre sans que ceux-ci aient été distribués aux détenus ; que, saisi de réclamations par divers détenus, M. S., ministre du culte des témoins de Jéhovah, a écrit au directeur pour s’en étonner ; que celui-ci lui a répondu le 15 novembre 1999 que ces publications avaient été bloquées dans l’attente d’instructions de l’administration, compte tenu du caractère sectaire du culte ;

Considérant que M. S. a alors saisi le directeur régional de l’administration pénitentiaire d’un recours hiérarchique et que celui-ci l’a informé le 8 février 2000 que les revues n’avaient pas été interdites mais bloquées en l’attente d’instructions ; que M. S. demande l’annulation des lettres des 15 novembre 1999 et 8 février 2000 ;

Considérant que du mois d’octobre 1999 au mois de mars 2000 la distribution des revues « la tour de garde » et « réveillez-vous » n’a pas été seulement suspendue mais interdite puisque les exemplaires ont été retournés au distributeur au plus tard le 3 janvier 2000 ainsi que le cachet de la poste en fait foi ; que si la distribution de ces revues a été de nouveau autorisée à compter du mois d’avril 2000, les détenus ont été privés pendant plusieurs mois d’accès à des revues auxquels ils étaient abonnés ;

Considérant que, dans ces circonstances, contrairement à ce que le ministre fait valoir, la lettre du directeur du centre de détention de Bapaume, en date du 1 5 octobre 1999, constitue bien la matérialisation d’une décision de portée générale et non individuelle indépendante de la personne des destinataires des revues, susceptible de recours et la lettre du 8 février 2000 présente bien le caractère d’une décision confirmative, également susceptible de recours ;

Considérant que ces décisions ont été abrogées et non retirées du fait de la reprise de la distribution des revues en cause à compter du mois d’avril 2000 ; que, dans l’intervalle, ces décisions ont fait l’objet de mesure d’exécution ; que, par suite, la requête tendant à leur annulation n’est pas devenue sans objet ;

Considérant qu’en principe, une personne physique ou morale a intérêt à demander l’annulation d’un refus opposé par l’administration à une demande qu’elle a adressée à celle-ci : que, saisi par différents détenus, M. S. ayant écrit le 5 novembre 1999 au directeur du centre de détention de Bapaume en tant que ministre du culte des témoins de Jéhovah pour faire valoir qu’il était en charge du secteur de Bapaume et lui demander d’autoriser de nouveau la distribution des revues, il dispose d’un intérêt suffisant et notamment moral lui donnant qualité pour demander l’annulation des décisions du 15 novembre 1999 et du 8 janvier 2000 dont il était le destinataire et par laquelle sa demande a été rejetée, eu égard à la portée de celles-ci ;

Considérant que, par suite, le ministre de la justice n’est pas fondé à soutenir que la requête de M. S. serait devenue sans objet ou serait irrecevable ;

Sur la légalité des décisions attaquées, sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens de la requête

Considérant qu’il résulte des dispositions des articles D. 65, D. 413 et D. 414 du code de procédure pénale que les prévenus et les détenus peuvent recevoir toute correspondance, sous réserve notamment que cette correspondance ne compromette pas la sécurité et le bon ordre de l’établissement ;

Considérant qu’aux termes de l’article D. 439 du code de procédure pénale : « Les détenus sont autorisés à recevoir ou à conserver en leur possession les objets de pratique religieuse et les livres nécessaires à leur vie spirituelle. » ;

Considérant qu’aux termes de l’article D. 444 du code de procédure pénale : « Les détenus peuvent se procurer par l’intermédiaire de l’administration les journaux, les périodiques et les livres français et étrangers de leur choix n’ayant pas fait l’objet d’une saisie dans les trois derniers mois ; toutefois, les publications contenant des menaces précises contre la sécurité des personnes ou celle des établissements pénitentiaires peuvent être, à la demande des chefs d’établissement, retenues par décision du ministre de la justice. » ;

Considérant que, quel que soit le statut des revues « la tour de garde » et « réveillez-vous » au regard de ces dispositions, il ressort des pièces du dossier que les détenus destinataires y étaient abonnés ; que le ministre n’allègue ni n’établit que ces revues présentaient par leur contenu un danger pour l’ordre public, la sécurité des personnes ou celle du centre de détention de Bapaume ; que, dès lors et sous cette réserve, compte tenu de ce qu’il n’appartient pas à l’administration de favoriser ou d’empêcher la diffusion de croyances religieuses, le motif de la décision du directeur du centre de détention selon lequel ces revues sont éditées par une congrégation dont le caractère sectaire a été reconnu par une commission d’enquête parlementaire n’est pas au nombre de ceux qui pouvaient justifier légalement l’interruption de leur diffusion, en tant qu’il méconnaît les principes de neutralité et de laïcité de l’Etat ;

Considérant que si le ministre fait valoir que le directeur du centre de détention a pris en considération le fait que certains des détenus recevaient ces revues sans en avoir fait la demande ou sans passer par l’administration pénitentiaire, tel n’est pas le motif des décisions attaquées ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que M. S. est fondé à demander l’annulation de la décision du directeur du centre de détention de Bapaume en date du 15 novembre 1999 et de celle du directeur régional de l’administration pénitentiaire en date du 8 février 2000 ;

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L 761-1 du code de justice administrative

Considérant qu’aux termes de l’article L. 761-1 du code de justice administrative

« Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n y a pas lieu à cette condamnation. » ;

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de condamner l’Etat à payer à M. S. une somme de 1 000 euros au titre des sommes exposées par lui et non comprises dans les dépens ;

Décide :

Article 1er : La décision du directeur du centre de détention de Bapaume en date du 15 novembre 1999 et de celle du directeur régional de l’administration pénitentiaire en date du 8 février 2000 sont annulées.

Article 2 : L’Etat versera à M. S. une somme de 1 000 euros en application des dispositions de l’article L 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à M. René S., au centre de détention de Bapaume et au garde des sceaux, ministre de la Justice.