CA Rouen, 23 février 1994
Lieu de culte - Permis de construire - Voie de fait

- Modifié le 8 juin 2016

Cour d’appel de Rouen

23 février 1994

Association locale des témoins de Jéhovah d’Elbeuf

La cour :

Attendu que des pièces versées aux débats, il ressort que suivant compromis signé le 6 juin 1991, l’Association locale des témoins de Jéhovah d’Elbeuf s’est portée acquéreur d’un ensemble immobilier situé à Caudebec-les-Elbeuf appartenant aux consorts Loquet sous la condition suspensive d’obtention d’un permis de démolir puis de construire une salle de réunion publique de 200 personnes ;

Que le permis de construire accordé le 18 octobre suivant a rendu la vente parfaite ;

Que cette décision a provoqué une vive opposition au sein du conseil municipal à tel point que le maire a pris contact avec les vendeurs auxquels le 6 décembre 1991 il a fait une offre écrite d’achat sans délai au prix convenu avec l’A.L.T.J.E., puis la commune a fait valoir quelques jours après sont droit de préemption qui selon l’A.L.T.J.E. constitue une voie de fait, dont le préfet se serait rendu complice ;

Sur la voie de fait reprochée à la commune de Caudebec-les-Elbeuf.

Attendu que l’existence de la voie de fait suppose la réunion de deux éléments ;

Attendu que l’acte émanant d’une administration doit apparaître comme manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration et porter atteinte soit au droit de propriété soit à une liberté fondamentale ;

Attendu que dans le cas d’atteinte à une liberté fondamentale, la voie de fait peut résulter d’un acte administratif manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir conféré à l’administration dans l’exercice de fonctions déterminées, c’est-à-dire d’un usage inadéquat ou inapproprié d’un droit par l’administration ;

Attendu que la possibilité d’avoir un lieu de culte permettant l’organisation de réunions publiques pour des célébrations en commun est une des manifestations de la liberté de culte résultant de la loi du 9 décembre 1905 liée à la liberté religieuse affirmée tant par les textes nationaux (art. 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) et internationaux (art. 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales) ;

Attendu qu’en l’espèce il ressort des circonstances de fait que le droit de préemption communal sur le bien immobilier vendu par les consorts Loquet a été exercé dans des conditions précipitées sous la pression du conseil municipal et de l’opinion publique reflétée par la presse opposée à l’implantation de la communauté des Témoins de Jéhovah dans la ville de Caudebec-les-Elbeuf après l’échec des démarches amiables d’achat faites par le maire auprès des vendeurs, cette vente, aux termes mêmes du courrier contenant offre d’achat, étant « à ce jour le seul moyen de répondre à la vive opposition de la population au projet d’une salle de culte » ;

Que le droit de préemption accordé pour permettre des acquisitions dans l’intérêt général des habitants de la commune dont la finalité apparente était de réaliser un atelier relais et une voie de desserte a été utilisé en fait comme un moyen de revenir sur la précédente décision d’octroi de permis de construire critiquée par le conseil municipal ; que surtout, il avait pour but de s’opposer à l’implantation du lieu de culte des Témoins de Jéhovah et même à la présence de fidèles de cette religion sur la commune ainsi qu’il ressort du compte rendu du conseil municipal du 22 novembre 1991 où il a été adopté une motion de refus d’implantation de la salle par tous moyens (p.20) ;

Attendu en effet que le droit de préemption a été exercé le 9 décembre 1991 ;

Attendu que sa justification correspondant à l’intérêt général (création atelier-relais) a toujours été présentée à postériori (lettre du maire 6 décembre - conseil municipal : 13 décembre 1991) ;

Attendu que l’utilisation du droit de préemption faite en l’espèce par le maire de Caudebec-les-Elbeuf afin d’empêcher l’ouverture d’un lieu de culte public de l’A.L.T.J.E. porte atteinte à la liberté d’exercice de culte de cette communauté religieuse qui se trouve privée de tout lieu d’exercice collectif ;

Attendu que l’utilisation inappropriée de ce pouvoir est constitutive d’une voie de fait qui rend le juge judiciaire compétent et il y a lieu de rejeter le déclinatoire de compétence ;

Sur la voie de fait reprochée au préfet :

Attendu que l’A.L.T.J.E. reproche au préfet d’avoir été complice de la voie de fait commise par la commune d’Elbeuf notamment par les injonctions qu’elles lui auraient données ;

Attendu que le courrier expédié le 22 novembre 1991 par le préfet au maire contient seulement rappel qu’en vertu des lois de décentralisation, la délivrance des permis de construire est de la seule compétence du maire et l’indication qu’il lui appartenait de procéder à l’acquisition en question dans les conditions de droit commun s’il souhaitait donner une suite à la motion votée par son conseil municipal ;

Qu’aucune injonction n’est contenue dans cette lettre ;

Attendu que l’association reproche également au préfet de la Seine-Maritime de ne pas avoir obtempéré à sa requête sollicitant sa saisine du juge administratif de la régularité du droit de préemption exercé par la commune de Caudebec-les-Elbeuf ;

Attendu qu’un tel pouvoir ressort des compétences données au préfet par la loi ; qu’en raison de sa nature seules les juridictions de l’ordre administratif peuvent en connaître ;

Attendu qu’il n’existe aucune voie de fait ni complicité de voie de fait commise par le préfet ; qu’il convient de confirmer l’ordonnance en ce qu’elle a déclaré irrecevable la demande dirigée contre le préfet ;

Par ces motifs :

La cour :

Statuant par arrêt réputé contradictoire ;

Confirme l’ordonnance en ce qu’elle a déclaré irrecevable la demande dirigée contre le Préfet ;

La réformant partiellement ;

Constate l’existence d’une voie de fait commise par la commune de Caudebec-les-Elbeuf ;

Dit en conséquence que le litige ressortit à la compétence de juge judiciaire.